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3 septembre 2011 6 03 /09 /septembre /2011 21:56

    Lorand Gaspar 

 

Choix de textes

 

Reprise d'un cantique profane sur le thème de l'exil et de l'étranger 

 

Non pas en exil.

Non pas étranger.

Solidaire des hommes et des bêtes

Solidaire des eaux, de la boue,

de la roche et des champs des forêts et forêts de constellations.

 

Graine de la grande tribu des sables et cailloux

de toute cellule vivante,

pétales de floraison dans le vent,

solidaire de la joie et de la douleur.

 

D’une patrie de pensée infinie

de toute connaissance limitée

clairières de notre pensée finie.

 

Solidaire d’une commune ignorance

de tous nos forages, explorations, recherches

de notre désir infini de comprendre —

de toute lumière et de promesse de lumière

qu’elle témoigne d’elle-même ou de la nuit,

de celle à certaines heures que respirent

au désert de Judée les pierres —

 

Solidaire d’une patrie de mouvement infini

des limites de nos ici et maintenant innombrables

 

Non, je ne suis pas en exil,

chez moi dans le jaillissement

dans la chute et dans l’usure

dans le diamant et la pacotille

chez moi dans la jubilation des eaux et des airs

et comment parler du mouvement sans bornes

sous les averses d’averses de photons

les vitesses de tant de rayonnements

dans la fraîcheur fragile du verger en fleur

rencontré ce matin de février sans nombre

dans l’éventail d’années et d’années de lumière —

je suis le marcheur qui respire l’ouvert

de tous ses poumons et dont le corps-cerveau

compose des images, musiques et langues,

je suis celui qui chante dans le chant

hors métrique et hors vocabulaire

les matins de toute vie et les soirs

et les nuits de solitude peuplées

de pensées qui s’envolent de leurs fenêtres

de tout ce qui se déplie, telles les eaux

que parcourt un battement d’aile dans la nuit

de l’eau solidaire de celui qui dort,

comme de celui qui écoute le poème au-dedans, au-dehors

*

 

J'ai seulement des choses très simples

le soleil s'est découpé peu à peu comme

ma mère découpait le pain

nous mettons la soupe sur la table

(ces choses au-dehors qui tombent lentement,

le jasmin, la neige, l'enfance)

goût de piments rouges et de dents heureuses

nos corps nous tiennent encore chaud quelque temps

dans l'âge avancé de la nuit.

 

Le quatrième état de la matière, Flammarion

*

 

Bonjour à toi qui viens de nuit.

Bonjour à toi démarche souveraine qui fends la pulpe du

soleil.

Bonjour à toi dans la poussière.

Tout ce jour à t'user, à l'user.

Aux os de ta fatigue.

Lorsque la lumière se voûte sur un puits -

Paix, les bruits se posent.

Ah, comme l'oreille se lisse!

Bonne nuit à toi qui viens de lumière, qui viens silence.

Comme une ultime paupière de couleur ou de son

Tu migres en profondeur, laissant le jour blafard sur la

table de l'embaumeur.

 

Sol absolu Gallimard

*

Langue natale

 

Les contraires qui sont battement au cœur du monde, la

parole les porte à déchirure.

Dans la dislocation que plus rien ne guérit, la ferveur d'une

langue dévore son avenir.

Fouet d'une phrase sans équivoque.

Ici s'est tenue la lumière d'un arbre, là s'est dissoute la venue

d'un pas.

Dans le buisson des cris le dieu se creuse de mutisme.

Quelque flamme que tu portes - si peu cette eau qui s'évapore.

Fraîche amertume du sel dans les plis de lumière.

 

Approche de la parole, Gallimard

*

le blé des corps dans la meule des ans

farines que mélangent les lois éternelles

pour d'autres pains et d'autres dents

la nuit tu tâtes soudain sans comprendre

la peur qui fouille au ventre des images

cherchant à clore sur soi le mouvement

et ces eaux nues de l'ardeur d'aller

encore et encore plus loin dans l'ouvert?

(et même et surtout quand la nuit se referme)

 

Patmos et autres poèmes, Gallimard



VOICI DES MAINS


Voici des mains
Pose-les dans une brève secousse de ton corps
avec un pot de basilic
et l’espace fouillé des oiseaux,
quand l’aube sur nos corps mouillés
les doigts sentent encore l’origan.

Dans ma bouche les mots crèvent de froid
Dans les grandes chambres inhabitées de ma voix
Le blond friable des collines
Personne ne sait
Le destin des couleurs en l’absence des yeux.

Tout s’arrête
décembre désert
les bras lourds.
La lumière se cherche sur nos mains
Et soudain tout est plume
On s’envole comme une neige à l’envers.

Je tiens ma vie comme
Un morceau de pain
Très fort
Les cent grammes du prisonnier de guerre
Et souvent j’ai si faim
Qu’à peine il en reste
Et les choses se colorent
De peurs merveilleuses.

 

 



Dans les yeux d'une femme bédouine qui regarde
L'objectif d'un appareil pas visible sur la photo,
Non plus que la concrétion de temps et de technique ainsi marchandée
À beaucoup de sa vie difficile et fragile,
Dans son regard entre une toile de tente et nulle part,
On voit très bien le mouvement des yeux couleur de lointain
De l'écrivain qui n'a pas su résister
Au désir de photographier. Est-ce qu'on va comprendre vraiment
Ce que cette femme a donné à l'amitié rusée
De son geste ; même si elle n'a pas su
Que l'appareil la regardait ? Tout un léger théâtre de presque rien; et maintenant cette autre énigme: ce qui est échangé
À travers ce qui est montré.



James Sacré/Lorand Gaspar (photographies de), Mouvementé de mots et de couleurs, Le temps qu'il fait, 2003, page 16.------------------------------------------------------------------------------------------

 



DEPUIS TANT D’ANNÉES…

Depuis tant d'années je lave mon regard
dans une fenêtre où ciel et mer
depuis toujours sont sans s'interrompre
où leurs vies sont un, sont innombrables
sont une fois encore dans mon âme
un champ magnétique d'épousailles
une goutte de lumière-oiseau.

Depuis tant d'années je lave mon regard
à la première couleur si fraîche
sur les lèvres humides de nuit
d'être la peau et d'être la pierre
où mes doigts rencontrent le secret,
ce savoir qu'ils sont et celui qui est
des tonnes infinies de lumière.
Du plus pâle au tranchant du plus sombre
sans s'interrompre entre sang et pensée
entre feuille pinceau étendue
corps de liquide musique à jamais

Lorand Gaspar, Cahier Lorand Gaspar, Cahier Seize, éditions Le Temps qu’il fait, avril 2004, page 71.

 

Écailles

 

Mort où tant de vie s’égare

de nos faibles yeux abandonnée.

Torrent tu nous étonnes

étincelant et boueux

de bouche en bouche

le doux et l’amer

cailloux et bois

achevés repris.

Ces photos floues

que le temps a bougées.

La lumière se cherche sur nos mains

et soudain tout est plume

neige neige —

 

Le même vent traîné dans le feu

la même nuit avec la même texture de branches

d’un bonheur inavoué.

La même croissance dans les gestes

et l’effeuillement des mains sur la peau

trouées soudaines dans les formes

quand l’espace nous entend —

 

Nous avons vécu tout juste

le temps de ce poids

de tout ce qui sans plainte se déchire

ta vue hier soir

et ces tout petits ports des yeux

les paupières repeintes.

 

[…]

 

Lorand Gaspar, Sol absolu et autres textes, Poésie / Gallimard, 1982, p. 67-69.

Il regardait la tourmente saisir

à bras-le-corps et jusqu'au fond des eaux

murmurant quelque chose sur le vent

qui vendange le raisin de la mer -

ces puits d'air et d'espace où plonge

ailes repliées l'ange sans merci

éclair de beauté qui perce la nage

et dévore la pulpe de l'éclat,

la chair vive d'un mouvement de Dieu -

l'esprit du vent tendu entre les lames

dans chaque battement du corps à corps

sur les touches de l'immense clavier

martèlement au coeur de la pensée -

le beau est-il séparable du vrai ?

fruits, saveurs, et si claires dissonances

lavez, lavez encore nos images

.

 

LORAND GASPAR

 


Monastère

Peut-être une faille qu'ouvrait
Dans le flanc rocheux le silence

souffle qui fut là de toujours
poumon clair d'esprit dans la pierre

levant le pain très blanc d'un cri
dans le corps sombre des basaltes –

fenêtre éclose dans nos mots
l'esprit indivis parlant à l'esprit

un troupeau paisible de chèvres
broute l'odeur du vent salé

falaise et mer, corps et visages
plis et creux d'un même rayonnement

le mutisme soudain des eaux
dépliant d'un coup l'inimaginable –

Lorand Gaspar      
      





il y a si longtemps que j'essaie
de toucher la nuit les fronces légères
que fait l'eau dans le silence —

toucher dans le corps frileux, froissé
le souffle de Dieu sur les eaux
cette chose qui éclaire mes images
et parfois de si loin les déchire

les yeux de nuit un instant grand ouverts
regardent chaque son ou battement brûler
d'un insoutenable qu'il faut soutenir —


Lorand Gaspar .Extrait « Patmos et autres poèmes », Paris : Gallimard, 2001


POÈMES D’ÉTÉ À SIDI-BOU-SAÏD
à Roger et Patricia Little

Ecriture ample, d’un seul trait qui démontre sa source

    et son élan – martinets –

se dépliant par d’immenses caresses, épousant les pleins,

    les creux et les failles du corps invisible des vents.

Tant de tiges qui s’élancent, se plient et se déplient, se

    cassent sans se rompre, d’un même mouvoir en lui-même enraciné,

mouvoir, telle une pensée lisible un instant sans mot et

    sans trace

coulé dans la pleine jouissance de son être indivis

tout un ciel d’afflux de sèves, de rumeurs d’éclosion

ô certitude d’être ici sans reste exprimé dans son faire !


Plongées et rejaillissement souples, toujours légers,

    infiniment légers,

torsades et dislocations tracées avec la même assurance

    fluide,

comme si le mouvement de la vie, sa trajectoire

    incalculable se dépliaient

dans la substance même d’une infrangible unité –


Le gracieux don de bâtir ces hautes voûtes éphémères

    où résonne

mêlé aux brefs appels pointus le bonheur du regard

    d’habiter

ces traits qui volent et dessinent leurs arcs innombrables

               lumière sur lumière –


C’est la seule écriture que tu puisses lire aujourd’hui.

Comme si ta rétine et les neurones gris où s’élaborent

et se dissolvent ces dessins purs d’un seul élan tracés

(dans le bruissement discret de courants et de chimies)

comme si les pins fins rameaux de ton souffle et de ton

    sang

tout ce que ton esprit croit comprendre et ignore,

les espaces et une pensée infiniment ouverts

étaient fondus dans le même déploiement

en cette musique où chaque note est un cœur

au rythme, harmoniques et timbre singuliers –


Sois tolérant pour tes failles et faiblesses,

accueille le silence dans les mots qui s’accroît

tout comme le dépouillement des vieux jours

rappelle-toi ce que tu as perçu d’invisible au désert –

la brise du petit matin cueille en passant

l’odeur des genêts et soulève le rideau


Poème extrait de Patmos, Gallimard, 2001

 



Lumière de loin

Je voudrais t’insuffler la fraîcheur
Capillaire par capillaire
Que t’enfante le glissement de l’air
Et le resserrement des papilles

Te faire des mots verts
Au matin des mots
Que tu ais envie de toucher
De broyer

T’écrire avec les ongles
Dans l’age paresseux des roches
Dans les yeux
Te convaincre de la terre

Lorand Gaspar .Sol absolu


LANGUE NATALE

Les contraires qui sont battement au cœur du monde, la
parole les porte à déchirure.
Dans la dislocation que plus rien ne guérit, la ferveur d'une
langue dévore son avenir.
Fouet d'une phrase sans équivoque.
Ici s'est tenue la lumière d'un arbre, là s'est dissoute la venue
d'un pas.
Dans le buisson des cris le dieu se creuse de mutisme.
Quelque flamme que tu portes - si peu cette eau qui s'évapore.
Fraîche amertume du sel dans les plis de lumière.

Approche de la parole, Gallimard



VOICI DES MAINS


Voici des mains
Pose-les dans une brève secousse de ton corps
avec un pot de basilic
et l’espace fouillé des oiseaux,
quand l’aube sur nos corps mouillés
les doigts sentent encore l’origan.

Dans ma bouche les mots crèvent de froid
Dans les grandes chambres inhabitées de ma voix
Le blond friable des collines
Personne ne sait
Le destin des couleurs en l’absence des yeux.

Tout s’arrête
décembre désert
les bras lourds.
La lumière se cherche sur nos mains
Et soudain tout est plume
On s’envole comme une neige à l’envers.

Je tiens ma vie comme
Un morceau de pain
Très fort
Les cent grammes du prisonnier de guerre
Et souvent j’ai si faim
Qu’à peine il en reste
Et les choses se colorent
De peurs merveilleuses.




Lorand Gaspar




"La gorge peut délivrer le silence, le chant, la parole ou le cri d’angoisse quand elle se
resserre sur son souffle le plus désespéré ; “ce rien qui coule” est entre vie et néant ;
la “houle emporte” pour perdre comme pour sauver… La “ligne de partage” est parfois à
peine discernable entre la tempête qui ravage au-dehors et le “bonheur d’entendre le
vent au-dedans —” ( ). “Tant de choses incomprises”, et qui le restent selon l’art trop
ordinaire du comprendre, n’interdisent pourtant pas l’effort d’un “com-prendre” — attentif,
presque muet, poétique en un mot — où, en soutenant l’insoutenable, “l’être ici”
(parfois “cinglant”, parfois plein d’“ardeur”, magnifique parfois) s’harmonise un instant
avec “la force tranquille d’être là des choses” dans “l’indessinable/ pure jouissance
d’être” un instant seulement…


Lorand Gaspar


Un soir devant la cheminée à Saint Rémy du Val                                 


Craquement épars
Décousus hérissés du bois
De loin en loin le tracé
Rouge d’un tir les éclats
            

D’une langue oubliée ou qui sait
A l’état de tessons, bris de
Bonds, de rumeurs et de vents
Stellaires ou le simple
Froissement de nos silences               

Prennent-ils le feu aussi à un moment
Ces flammes sont-elles comme une danse
Qui cherche ses racines dans la nuit
Vécues, senties au long d’un vie            

Dehors la nuit est blanche,
Dans l’âtre, ardent et fragiles
Battements de braise de nos vies-         

Des flocons de neige bougent
Dans les blancs de nos livres
Peut-être dans les mots
De temps à l’autre que l’on dit –                        

Lorand Gaspar

 

 


Soleil essoufflé

Toi soleil coureur essoufflé
couché bouche à bouche sur les eaux

sur la mer ouverte à tous vents
la barque de nos mains dérive

or fumé, brûlé des visages
dans la pénombre des années
gardant au-dedans ses lueurs -

musique
nos doigts raclent
des cordes invisibles
dans la lumière dissoute
chaude étoffe arrachée
à l'hiver -

Lorand Gaspar .Patmos et autres poèmes (Gallimard, 2001)

 

 

 

 

Lorand Gaspar

 

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3 septembre 2011 6 03 /09 /septembre /2011 16:05

    Jean Follain 

 

Choix de textes

 


LES LIVRES ET L'AMOUR


Les livres dont s'emplit la chambre comme
des harpes éoliennes s'émeuvent quand
passe le vent venu des orangers
et la lettre dans la page incrustée
se retient
au blanc papier de lin
et la guerre au loin tonne
dans cet automne flamboyant
tuant la maîtresse avec l'amant
au bord d'un vieux rivage.


extraits du livre Exister, (Territoire) de Jean Follain. Éditions Gallimard, 1969.Page 97

 

Parler seul


Il arrive que pour soi
l'on prononce quelques mots
seul sur cette étrange terre
alors la fleurette blanche
le caillou semblable à tous ceux du passé
la brindille de chaume
se trouvent réunis
au pied de la barrière
que l'on ouvre avec lenteur
pour rentrer dans la maison d'argile
tandis que chaises, table, armoire
 s'embrasent d'un soleil de gloire.
extraits du livre Exister de Jean Follain. Éditions Gallimard, 1969, page 15

 

La Cour murée

 

Il est seul dans la cour murée
avec un jouet dont bat
le ressort fatigué
une plume s'envole
qui s'en vient retomber
sur la terre où s'affrontent
les forces de l'amour
celles aussi de la peur.
Le mur étincelle
son faîte est recouvert
de ces gros tessons verts
arrêtant les voleurs.

extraits du livre Exister de Jean Follain. Éditions Gallimard, 1969. Page 25

 

LES PAS


Les pas entendus
le corps, les visages, les mains
se fondent au village
à grands arbres sculptés.
Il n'y a plus de temps à perdre
répète une voix.
Ce sont pourtant les mêmes pas
que dans la glaise des matins où
brillaient le cuivre et l'étain.
L'avenir se cache dans les plis
des rideaux figés
le pain fait la chair.


extraits du livre Exister de Jean Follain. Éditions Gallimard, 1969. Page 50

 

DES HOMMES


Au milieu d'un grand luminaire
on voyait discuter des hommes
en proie à la grande peur
d'autres pleuraient      ,
on trouvait aussi les amants
de la secrète beauté
ils gagnaient les anciens faubourgs
et rejoignaient leurs compagnes
marchant pieds nus
sur les planchers de bois blanc
pour ne pas réveiller.


extraits du livre Exister de Jean Follain. Éditions Gallimard, 1969. Page 40

L’anecdote

 

L'unique peintre de ce bourg
repeignait la boutique austère
et fredonnait
quand de la gare s'en revenaient
les deux uniques voyageuses
indifférentes à cet amour
que mettait partout le printemps
mais il est des chants qui poursuivent
et que nous ramène une brise.
O monde je ne puis te construire
sans ce peintre et sans ces deux femmes.

extraits du livre Exister de Jean Follain. Éditions Gallimard, 1969.page 89

 

LES HANGARS DE LA PLAINE

 

Des corbeaux attendent pâture
au-dessus de la plaine
ombres et reflets
sur les toits se défont.
Ici même il y a des années
avec circonspection
deux mains prodiguaient l’amour
à l’homme noueux dont la vie a passé.
Les grands hangars
ne recueillent plus rien
que bois mort, poussière,
parfois un oiseau sanglant
à plumage bleu.

 

Jean Follain, in André Dhôtel, Jean Follain, coll. Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 1956, 1972, p. 169.

 

Exil

 

Le soir ils écoutent
la même musique à peine gaie
un visage se montre
à un tournant du monde habité
les roses éclosent
une cloche a tinté sous les nuées
devant l’entrée à piliers.
Un homme assis répète à tout venant
dans son velours gris
montrant les sillons à ses mains
moi vivant personne ne touchera
à mes chiens amis.

Appareil de la terre, Gallimard, 1964, p. 72 et 54.

 

Quincaillerie

 

Dans une quincaillerie de détail en province
des hommes vont choisir
des vis et des écrous
et leurs cheveux sont gris et leurs cheveux sont roux
ou roidis ou rebelles.
La large boutique s'emplit d'un air bleuté,
dans son odeur de fer
de jeunes femmes laissent fuir
leur parfum corporel.
Il suffit de toucher verrous et croix de grilles
qu'on vend là virginales
pour sentir le poids du monde inéluctable.
Ainsi la quincaillerie vogue vers l'éternel
et vend à satiété
les grands clous qui fulgurent.

 

Usage du Temps, Gallimard,1941

 

L’ASSIETTE

 

Quand tombe des mains de la servante
la pâle assiette ronde
de la couleur des nuées
il en faut ramasser les débris,
tandis que frémit le lustre
dans la salle à manger des maîtres
et que la vieille école ânonne
une mythologie incertaine
dont on entend
quand le vent cesse
nommer tous les faux dieux.

extraits du livre Exister, (Territoire)de Jean Follain. Éditions Gallimard, 1969. Page 116

Le pain

 

Elle disait: c’est le pain
et de son lit étroit
le garçon répondait: merci
et la porteuse lisse et noire
déposait la livre à la porte
en bas se crispait
un jardinet sans fleurs
d’elle à lui il n’y eut jamais
que ces paroles sans aigreur
et qui montaient parmi tant d’autres
dans les matins blancs échangées
pour la vie
des corps par le monde.

extraits du livre Exister de Jean Follain. Éditions Gallimard, 1969. Page 67

Au pays

 

Ils avaient décidé de s’en aller
au pays
où la même vieille femme
tricote sur le chemin
où la mère
secoue un peu l’enfant
lui disant à la fin des fins
te tairas-tu, te tairas-tu ?
Puis dans le jeu à son amie
la fillette redit tu brûles
et l’autre cherche si longtemps
si tard – ô longue vie –
que bientôt les feuilles sont noires.

 

extraits du livre Exister , (Territoire) de Jean Follain. Éditions Gallimard, 1969. Page 112

Vie

 

Il naît un enfant
dans un grand paysage
un demi-siècle après
il n’est qu’un soldat mort
et c’était là cet homme
que l’on vit apparaître
et puis poser par terre
tout un lourd sac de pommes
dont deux ou trois roulèrent
bruit parmi ceux d’un monde
où l’oiseau chantait
sur la pierre du seuil.

 

extraits du livre Exister, (Territoire) de Jean Follain. Éditions Gallimard, 1969. Page 131

L'ÉCOLE ET LA NATURE


Intact sur le tableau
dans la classe d'un bourg
un cercle restait tracé
et la chaire était désertée
et les élèves étaient partis
l'un d'eux naviguant sur le flot
un autre labourant seul
et la route allait serpentant
un oiseau y faisant tomber
les gouttes sombres de son sang.


extraits du livre Exister de Jean Follain. Éditions Gallimard, 1969. Page 87

INEFFABLE DE LA FIN

Quand la dernière ménagère sera morte
tenant l'étoffe
raccommodée par ses doigts minces
les étoiles brilleront encore,
les griffons des blasons
s'envoleront en cendre.

ô nuit de l'être
éternel feuilletage
des ardoises du toit
et des pâtisseries blondes;
le monde pèsera son poids
avec toutes ses mains de dulcinées
dans son ciment froid enfermées.

extraits du livre Exister de Jean Follain. Éditions Gallimard, 1969. Page 72

 

PROMENEUR

 

Qui donc porte manteau à col de velours
et ce chapeau rigide et sombre
alors qu’est venu le moment
que les peaux les plus douces
se lassent des caresses
et vont chercher la paix des ombres ?
Ils peuvent bien tous dormir
l’âne, le bœuf et le vieux lièvre
lui veille dans le chemin qui mène
à la maison jaune à solives
et fait tourner entre ses doigts
une feuille mince cueillie à la haie.

extraits du livre Exister de Jean Follain. Éditions Gallimard, 1969. Page 159 (quatrième version d’un poème !)

 

 

Page franchie

Dans un bureau un jour de moyenne tristesse
le papier boit
près d’un pain éventré l’encore noire
dans l’heure qui sonne
un minuscule insecte entièrement vivant
frémit, franchit brun-rouge
la page écrite.

Jean Follain, Es

 

 

La paix
Un voyou appelé Trompe-la-Mort
une fille que bleuissaient ses coups
sur une ville bâtie à chaux et à sable
dans un bloc du temps
mil neuf cent dix
arrivaient à vivre et à mourir.
Les chapeaux hauts de forme
couleur de fumée
se voyaient dans les rues atones.
Un homme appelait son frère
une femme se tuait par amour
quelques-uns prédisaient la guerre
pour un jour.
Jean Follain




LES JARDINS


« S’épuiser à chercher le secret de la mort
fait fuir le temps entre les plates-bandes
des jardins qui frémissent
dans leurs fruits rouges
et dans leurs fleurs.
L’on sent notre corps qui se ruine
et pourtant sans trop de douleurs.
L’on se penche pour ramasser
quelque monnaie qui n’a plus cours
cependant que s’entendent au loin
des cris de fierté ou d’amour.
Le bruit fin des râteaux
s’accorde aux paysages
traversés par les soupirs
des arracheuses d’herbes folles. »



L’ATLAS


« Presque femme une fillette
lavait
un linge à dentelles et jours
au fleuve gravé finement
dans l’atlas qu’emportait
un fils de la vallée
vers la ville aux tours penchées
et sous son bras déjà fort
sans rien regarder des arbres
il tenait farouchement
les figures du monde entier. »



*


« Il n’y a plus de guerre. L’océan est loin. Le fleuve large qui
traverse la cité reflète dômes et arcades. Des gens dorment
déjà, s’étant établi un lit de chiffons et de papiers. C’est le
premier jour d’hiver. Dans la nuit tôt venue roulent des
voitures à moteur. Il n’y a presque plus de chevaux; Pourtant
le martèlement de sabots de l’un d’eux demeure assez
familier pour ne pas étonner, non plus le son des grelots du
collier, chef-d’œuvre d’un bourrelier levé à la première aurore,
maître de soi et pourtant sujet aux angoisses des nuits. »
_________________

 

Jean Follain

Jean Follain

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3 septembre 2011 6 03 /09 /septembre /2011 15:41

    André Frénaud 

 

Choix de textes

 

 

Je dénonce ma vie et j'y reste

par désarroi ou par malice,

par vaillance et par sot plaisir.

Je me déjuge et me dénude.

Je me déborde, inachevé.

Je me dénombre, impossible.

Je ne sais plus ce que je cherche,

poursuivant sans avancer

une ascension parmi la terre

jusqu'à la source incertaine,

par le désert et les orages,

parmi les feux et les nuées,

sans renfort, sans reprendre haleine,

d'une dérive à l'autre dérive

et toujours dans l'angle inscrit.

Un jour peut-être, de l'autre côté,

je pourrais m'élever sans encombre

parmi les mains blanches de la lumière.

 

Épitaphe 

(Premier poème, septembre 1938)

 

Quand je remettrai mon ardoise au néant

un de ces prochains jours

il ne me ricanera pas à la gueule

mes chiffres ne sont pas faux

ils font un zéro pur.

Viens mon fils dira-t-il de ses dents froides

dans le sein dont tu es digne.

Je m’étendrai dans sa douceur.

 

 

 

 

Épitaphe

 

Lorsque je serai mort, avec de la poussière

sur les buis - et les chiens joueront avec les enfants,

personne n'est en faute - le soleil

luira dans l'étang pour se délasser,

au matin sur les plates-bandes une buée perle ;

emmêlé avec les plantes je croîtrai parmi elles,

éparpillé avec les graines, délivré.

 

Tout sera en ordre, ni plus ni moins. La nature

brouille les pistes, poursuit ses jeux, elle rit.

Bienveillante avec d'autres, il le faut croire,

jusqu'à les lâcher quand il lui plaît.

Mais quel tremblement dans vos voix sera-t-il

demeuré,

de ma voix qui avait parlé pour vous ?

                                          

 

 

Comme si quoi

 

Comme si la mort savait conclure.

Comme si la vie pouvait gagner.

Comme si la fierté était la réplique.

Comme si l'amour était en renfort.

Comme si l'échec était une épreuve.

Comme si la chance était un aveu.

Comme si l'aubépine était un présage.

Comme si les dieux nous avaient aimés.

 

 

 

 

Je ne peux entendre la musique de l'être.

Je n'ai reçu le pouvoir de l'imaginer.

Mon amour s'alimente à un non-amour.

Je n'avance qu'attisé par son refus.

II m'emporte dans ses grands bras de rien.

Son silence me sépare de ma vie.

Être sereinement brûlant que j'assiège.

Quand enfin je vais l'atteindre dans les yeux,

sa flamme a déjà creusé les miens, m'a fait cendres.

Qu’importe après, le murmure misérable du poème.

C'est néant cela, non le paradis.

Pauvres petits enfants

 

Pauvre petit enfant, le chien boitait... Qui l'avait

fait qui tremble, qui tremblait, la babine posée drôlement sur la terre mouillée, qui regardait...

Les enfants cruels l'ont tapé, le chien enfant ; l'ont fait

couchant, les yeux salis sur la terre blessée, il pleut...

N'osant pas oser plus qu'avoir peur et tressaillir, ne

sachant pas oser répondre à ma tendresse qui l'appelait

- qui avait besoin tellement d'un regard confiant

et ami, ô chien enfant ! O ne pouvant pas - jamais

savoir, au-delà de souffrir, aimer et jouer... O injuste

misère de l'enfant qui tremble et qui jamais ne pourra

savoir protester et vivre-rire.., et qui a peur et qui

poursuit, les yeux blessés, enfant ou chien et homme,

sans rémission, ô malheur et malheur et larmes sans

rémission de la souffrance éternellement innocente.

 

27 mai 1951

 

Une fumée

 

La vie se rassemble à chaque instant

comme une fumée sur le toit.

Comme le soleil s'en va des vallées

comme un cheval à larges pas,

la vie s'en va.

 

O mon désastre, mon beau désastre,

ma vie, tu m'as trop épargné.

Il fallait te défaire au matin

comme un peu d'eau ravie au ciel,

comme un souffle d'air est heureux

dans le vol bavard des hirondelles.

 

Rite de passage

 

Du ciel vient le son d'une rose qui s'entrouvre.

J'étouffe horriblement… Des vols d'ange.

En fermant les paupières, j'aperçois

plein de personnes dans la chambre,

qui marmottent qui marmottent

sans me perdre des yeux.

On aura prononcé les paroles qu'il faut,

les vieilles femmes et le prêtre. Des enfants chuchotent

parce qu'une hirondelle joue entre les piliers.

Tout le monde sera là, de la commune et ses écarts,

hormis le voisin, ce vieux chien qui sera damné,

mais je lui pardonne.

 

 


 

 

 

 

L’irruption des mots

 

Je ris aux mots. J’aime quand ça démarre,
qu’ils s’agglutinent, et je les déglutis
comme cent cris de grenouille en frai.
Ils sautent et s’appellent,
s’éparpillent et m’appellent
et se rassemblent et je ne sais
si c’est Je qui leur réponds ou eux encore
dans un tumulte intraitablement frais
qui vient sans doute de nos profondes lèvres,
là-bas où l’eau du monde m’a donné vie.
Je me vidange quand m’accouchent ces dieux têtards.
Je m’allège et m’accroîs par ces sons qui dépassent,
issus d’un au-delà, presque tout préparés.
J’en fais le tour après, enorgueilli,
ne me reconnaissant qu’à peine en ce visage
qu’ils m’ont fait voir et qui parfois m’effraie,
car ce n’est pas moi seul qui par eux me démange.

 

27 janvier 1948

 

André Frénaud

Je dénonce ma vie et j'y reste
par désarroi ou par malice,
par vaillance et par sot plaisir.
Je me déjuge et me dénude.
Je me déborde, inachevé.
Je me dénombre, impossible.
Je ne sais plus ce que je cherche,
poursuivant sans avancer
une ascension parmi la terre
jusqu'à la source incertaine,
par le désert et les orages,
parmi les feux et les nuées,
sans renfort, sans reprendre haleine,
d'une dérive à l'autre dérive
et toujours dans l'angle inscrit.

Un jour peut-être, de l'autre côté,
je pourrais m'élever sans encombre
parmi les mains blanches de la lumière.

 

André Frénaud

 

DEPLACEMENT DU VILLAGE

Linteaux et corbeaux, voûtes et clés,
demeures inébranlables articulées….
et embarras de pierres taillées aujourd’hui,
entraînées là, entassées là, recouvertes,
carrière mal famée, offert
à qui veut fouir sous les amas,
- avec amour – à la dépote.



ANCIENNE MÉMOIRE
à Jean Bazaine

Déjà, le front contre la pierre,
de mille années je me souviens.
De la France jeune, juchée sur les collines,
de la soupe épaisse et des creux d’eau dormante,
des cultures enclavées dans les forêts approfondies,
des premières vendanges et des nouveaux promus,
de la lumière étonnée de la lune pleine,
de l'éclat matinal du manoir et de la métairie,
des poires en espalier et des viviers sans nulle peine,
des corbeaux patrouillant et de leurs cris d'effroi,
du feu qui s'envolait de la vierge vaincue,
de la neige sur les épines où l’on s'enfonce,
des aubes malicieuses et des couchants salis,
du grand soleil reverdissant la montagne,
du long courage des grands-parents,
de la finesse du bois travaillé,
des abdications et de l'honneur,
de la mort très ancienne,
de la douleur quotidienne,
de l'amour amer,
du bonheur pâli,
de toi de moi, si peu que rien.

André Frénaud.

 

 

Pour ne rien perdre de ma vie (extrait)
[...]
Je me hâte, impatient de prendre et fuyard.
Je tâtonne à travers tout ce qui m'attire.
Trop épris de mille cris pour m'entendre.
Trop captivé par tous les yeux pour m'éclairer.
Rêveur trop hardi pour bien jouir,
je dois être entraîné dans une roue plus profonde.
Que je sois réduit en statue obscure.
Je m'y risquerai.

Pour forcer un désir plus haut,
j'ai dilapidé mes désirs,
voulant dépenser mes faiblesses
pour gagner mieux.

Je me suis dessaisi sans regrets
des plaisirs trop vite froids.
J'ai oublié mes défenses,
trompé les nœuds, haussé mes forces
jusqu'à l'amour.
[...]
André Frénaud

 

:

l'ordre

Assurances en tous genres, je garantis le vent,
les cornes du taureau et vos âmes paisibles.
Je garde la brise de devenir tempête
et la folie d’emplir de ses lunes les yeux des femmes.

Je maintiens les héritages, vous défends
contre la grivèlerie de l'étranger
aux détours pernicieux,
les retours d'amour fou,
et ce déboulé de frénésie, la justice.

La prime vous plaira : je ne prends que les songes.

André Frénaud,

 

 

(extraits de l’Étape dans la clairière)

 

Parfois pourtant, échappée à l'abîme,
pour le déjouer ou pour le jouer,
la beauté se trouvait là tout d'un coup
à la lisière des collines sur un chemin dans l'herbe,
la lumière comme jamais vue.
Pour nous rafraîchir, la lustrale lumière.
Pour nous faire supporter en attendant.
O merveille, ô rémission éteinte.

 

Pourquoi demeurer là, si nous sommes perdus ?
Ne manquent pas la corde, ni les arbres.

 

Je dénie les pouvoirs d’un vécu sans recours.
Je dénonce l’irrécusable.
Je crée mon verbe, je le constitue démenti.
Et je nais à nouveau dans l’exultation de la rage.

 

André Frénaudp.172.

 

La vie comme elle tourne
et par exemple

 

 

 

Ça va, ça tourne, c’est débrayé,
depuis toujours ça tourne mal.

 

Les parties nobles, les parties douces,
la matière grise,
Les nouveau-nés, les chevronnés, les charlatans,
les désolés, les acharnés, les ortolans,
les magiciens, mécaniciens et les fortiches,
tout est égal et fait du vent.
Tout se dépose et sous la langue fait amertume.
Corps rechignés, amour rendu.
À roue qui tourne, éclats, fumées.
Cela donne soif, faut en convenir.
Ça vous complique et vous recuit.
Ça vous alarme, ça vous suffoque.
Tout se morfond et se déglingue ou se raidit.
Se prend, s’enfonce. Vas-y. Va-t’en. La joie, la frime.
La folie calme et les grands cris. Ça prend confiance.
Ça va venir. Parties honteuses, le cœur ballant.
Rêverie pleine et la dent creuse.
Le corps brûlant. Ça reprend vie.
Ça va venir… T’émerveilla…
Tout est pour rien
Tout vaut pour rire.

 

André Frénaud,

 

Sur la route

 

Douce détresse de l’automne,
des abois très lointains,
une échauffourée de nuages, comme un remuement
de souvenirs qui se cachent.
Et la lisière des peupliers pour donner figure
à la lumière qui va venir.

 

 

Les paysans, le pays

 

Acharnés sur les labours, oui mais
la récolte n’est pas engrangée, notre vie
non plus n’est perdurable, les enfants
périront comme les pères-grands, la mort,
avec la terre est là, d’origine,
pour chauffer de nouveaux épis,
qui donneront vie,
                          ceux-là cessent.

 

André Frénaud,.

 

La lettre première

Et si le chuintement initial
par les très sages bouches
                                        aspiré
– à grandes bouffées d’images énigmatiques,
                                                       s’articulant –

si la promesse perpétuée
                    révélatrice inlassable,

se dissipait ?

 

 

La double origine du langage

 

à Alain Lévêque

 

Le perdu inoubliable, inconnu,
le sein où j’avais part, originel,
j’essaie avec ma langue,
et cette rumeur dans l’oreille qu’elle fomente
et qu’il me semble reconnaître,
de recouvrer –  oh ! je tâtonnerai – une parole
où être aspiré, respirer,
où me dissiper dans la mer.

... Où si le discours qui s’acharne,
qui s’arrache de ma bouche,
venait d’un élan sans cesse intimidé,
– et qui se hérisse d’autant plus, qui raffine,
que je n’y arrive pas ! –
                     pour mimer
la syllabe initiatrice,
                     dominatrice,
lorsque le père émit
                     l’univers en mouvement,
où je figure au rôle, ces jours-ci,
                                         d’où je parle.

 

 

André Frénaud

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3 septembre 2011 6 03 /09 /septembre /2011 15:10

    ANTONIO GAMONEDA 

Blues castillan (1961-1966)

 

Blues de l'escalier

Une femme monte dans l'escalier

elle a un chaudron plein de peines.

Une femme monte dans l'escalier

elle porte le chaudron des peines.

 

J'ai rencontré dans l'escalier la femme

et devant moi elle a baissé les yeux.

J'ai rencontré la femme et son chaudron.

 

Je n'aurai plus la paix dans l'escalier.

 

Je parle avec ma mère 

 

Maman : tu es maintenant silencieuse comme l'habit de qui nous a quittés. Je fixe le bord blanc de tes paupières et je ne peux penser.

Maman : je veux tout oublier

au fond d'une respiration qui chante. Passe-moi tes grandes mains sur la nuque tous les jours pour que ne revienne pas

la solitude.

Je sais que sur chaque visage on voit le monde. Ne va plus chercher sur les murs, maman. Regarde le visage que tu aimes :

dans chaque visage humain, mon visage.

J'ai senti tes mains.

Perdu au fond des êtres humains je t'ai sentie comme tu sentais mes mains avant ma naissance.

Maman, ne recommence plus à me cacher la terre.

Telle est ma condition.

                Et mon espoir.

 

 Passion du regard (1963-1970)

 

Dis-moi, que vois-tu dans l'armoire horrible

et dans la vaisselle des pleurs : c'est quoi ?

Quand tu contemples la mélancolie

dans les pharmacies et que, sur les murs,

les accusations déjà sont écrites,

qui es-tu à la fin, pourquoi te taire ?

 

Face aux animaux et face au silence,

plonge tes mains dans l'eau, tes mains griffées

d'aubépines. Ne pleure pas ; dis-moi

quels sont ces noms qui vivent dans ton cœur.

 

 

Pierres Gravées (1996)

 

Dans la quiétude des mères inclinées sur l'abîme.

Dans certaines fleurs refermées avant d'être embrasées

 par l'infortune, avant que les chevaux n'apprennent à pleurer.

Dans l'humidité des vieillards.

Dans la substance jaune du cœur.

 

 

J 'ai vu l'ombre poursuivie par les fouets jaunes,

acides jusqu'aux bords du souvenir,

les linges devant les portes de l'indignation.

J'ai vu les stigmates de l'éclair sur des eaux immobiles, dans des étendues visitées par les présages

J’ai vu les matières fertiles et d'autres qui vivent dans tes yeux ;

J’ai vu les résidus de l'acier et les grandes fenêtres pour la contemplation de l'injustice (ces ovales où se cache la phosphorescence) :

 

c'était la géométrie, c'était la douleur.

J’ai vu des têtes absorbées dans les cendres industrielles;

J’ai vu la lassitude et l'ébriété bleue

et ta bonté comme une grande main avançant vers mon cœur.

J'ai vu les miroirs face aux visages qui ont refusé d'exister :

c'était le temps, c'était la mer, la lumière, la colère.

 

C'était un temps égaré d'oiseaux. Il n'existait d'autre lumière que celle d'un grand drap dont nous ignorions la trame. C'était juillet dans l'air, mais les balcons s'ouvraient sur février et sur la mort. La chaux bouillait sous une menace d'ombre et les couloirs menaient à l'entrée de la peur. Dans les chambres, des mères s'inclinaient pour écouter les pleurs d'enfants encore à naître (de fils pendus au tablier sanglant).

 

 

Je vois le cheval agonisant près du puits d'eaux obscures, les poules tout autour.

La rosée aiguise sa pureté sous les dents jaunes et le crépuscule arrive aux pupilles désertes (ombre des figuiers, sérénité de l'herbe, profondeur de l'air traversé de martinets).

Je vois le dos de l'indifférence, les couloirs voués à la contemplation de l'ennui entre les hauts bégonias, entre les grandes feuilles somnolentes. Je sens la curiosité des chiens et la pitié des femmes : c'est le paysage de l'enfance, l'odeur incorporée à mon esprit dans les accès de l'âge.

 

Description du mensonge(2004)

 

 

La rouille s'est posée sur ma langue comme la saveur d'une disparition.

L'oubli est entré dans ma langue et je n'ai eu d'autre conduite que l'oubli,

 et je n'ai accepté d'autre valeur que l'impossibilité.

 Comme un bateau calcifié dans un pays d'où la mer s'est retirée,

 j'ai écouté la reddition de mes os s'établissant dans le repos ;

 j'ai écouté la fuite des insectes, la rétraction de l'ombre pénétrant ce qui restait de moi ;

 j'ai écouté jusqu'à ce que la vérité eût cessé d'exister dans l'espace et dans mon esprit,

et je n'ai pu endurer la perfection du silence.

 

Je ne crois pas aux invocations mais les invocations croient en moi :

 elles sont venues de nouveau comme d'inévitables lichens.

La fermentation de l'été s'introduit dans mon cœur et mes mains lasses glissent dans la lenteur.

Viennent des visages qui ne jettent pas d'ombre ni ne font crisser la simplicité de l'air;

sans ossature ni passage, comme s'ils ne tenaient qu'au contenu de mes yeux, à l'unité de mes mots, à l'épaisseur de mon écoute.

Ils sont obéissants et j'éprouve leur réunion comme la santé qui se réfugie dans l'obscurité.

C'est une amitié au-dedans de moi-même ;

c'est une trame ourdie par des mains qui sont douces à l'intérieur des jours…

 

 

Aujourd'hui est le jour de la réflexion lumineuse, le jour de me mépriser au fond de tes yeux.

J'ai craint la vie tout autant que la mort ; il y a de la lumière sur ces boîtes vides,

pierres sur la tête de ma mère,

longues accusations sous les chiffres de l'hiver.

Les fonctionnaires et les veuves masqués sous la peau de leurs enfants ont écrit des pages incandescentes et toi tu dormais dans leurs bras ; tu reposais dans leurs bras et l'écriture a pénétré dans ton ventre.

Tu ne rêvais pas de la liberté.

 

L'oubli est ma patrie sous surveillance et j'ai eu même pays plus grand et inconnu.

Je suis revenu dans un silence de paupières à ces forêts où je fus traqué par des pressentiments et des propositions d'hommes malades.

C'est là que la peur voit la force de ton visage : ta réalité dans la disparition

(qui s'étendait comme la pluie au fond de la nuit ; plus lente que la tristesse, plus humide que des lèvres sur mon corps).

C'étaient les grands jours de la trahison.

La phosphorescence était mon aliment. Tu as créé le mensonge entre les jambes de ma mère ; la douleur n'existait pas et tu as créé la compassion.

Tu revenais aux hortensias

 

et tu as sangloté sous la loupe des commissaires.

J'ai vu la lumière de l'inutilité.

 

Ma bouche est froide dans les prières. Ce récit incompréhensible est ce qui reste de nous. La trahison prospère dans des cœurs inviolables.

 

Profondeur du mensonge : tous mes actes au miroir de la mort. Et les charbons resplendissent sur la peau des héros encore éveillés au seuil de l'imbécillité.

 

Et ce hurlement de vitre en vitre, ces blessures qui ne sont visibles qu'à l'instant de l'amour...

Quelle est cette heure, quelle herbe pousse sur notre jeunesse ?

 

Clarté sans repos (2004)

 

Dans les églises et dans les cliniques

j'ai vu des colonnes de lumière et des ongles d'acier

 et j'ai supporté agrippé aux mains de ma mère.

 

À présent

 j'écarte des tissus de crêpe et des canules hypodermiques :

 je cherche les mains de ma mère dans les armoires pleines d'ombre.

 

Caché dans le crépuscule, un animal me surveille et prend pitié de moi. Lourds sont les fruits corrompus, bouillantes chambres du corps. Fatigue de traverser cette maladie pIeine de miroirs. Quelqu'un siffle dans mon cœur. J'ignore qui c’est mais j'entends sa syllabe interminable.

Il y a du sang dans ma pensée, j'écris sur des stèles noires suis moi-même l'animal étrange. Je me reconnais : il lèche les paupières qu'il aime, il porte sur sa langue les substances paternelles. C'est moi, sans aucun doute : il chante sans voix, il s'est assis pour contempler la mort, mais il ne voit que· lampes, des mouches et les légendes des rubans funèbres. Parfois, il crie dans les soirées immobiles.

 

L'invisible est dans la lumière, mais quelque chose brûle-t-il dans l'invisible ? L'impossibilité est notre église. En tout cas l'animal se refuse à se fatiguer dans l'agonie.

 

Il est celui qui veille en moi quand je dors. Il n'est pas né pourtant, il doit mourir.

 

 

J'ai vu des lavandes englouties dans un vase de larmes et la vision a brûlé en moi.

Par-delà la pluie j'ai vu des serpents malades - beaux dans leurs ulcères transparents -, des fruits menacés d'épines et d'ombres, des herbes attisées par la rosée. J'ai vu un rossignol agonisant et sa gorge pleine de lumière.

J'en suis à rêver l'existence et c'est un jardin torturé. Devant moi passent des mères blanchies dans le vertige.

Ma pensée est antérieure à l'éternité mais il n'y a pas d'éternité. J'ai usé ma jeunesse devant une tombe vide, je me suis exténué en questions qui percutent encore en moi comme un cheval qui galoperait tristement dans la mémoire.

 

Je tourne encore en moi-même tout en sachant que je vais tomber dans le froid de mon propre cœur.

Telle est la vieillesse :

clarté sans repos.

 

 

Je sens le crépuscule sur mes mains. Il arrive à travers le laurier malade. Je ne veux ni penser ni être aimé ni heureux ni me souvenir.

Je ne veux que sentir cette lumière sur mes mains

et ignorer tous les visages, et ne plus sentir le poids des sons sur mon cœur,

voir passer les oiseaux devant mes yeux et ne pas remarquer qu'ils s'en sont allés.

Il y a des fissures et des ombres sur des murs blancs, il y bientôt plus de fissures et plus d'ombres et finalement il n’y aura plus de murs blancs.

C'est la vieillesse. Elle coule dans mes veines comme une traversée de gémissements. Toutes

les questions vont cesser. Un soleil tardif pèse sur mes mains immobiles et de ma quiétude, ensemble et doucement, s'approchent, comme une seule substance, la pensée et sa disparition.

 

C'est l'agonie et la sérénité.

Peut-être suis-je transparent et déjà seul, mais je l'ignore. En tout cas, l'unique

sagesse est à présent l'oubli.

 

Au point où en sont les choses, de quelle clarté perdue
venons-nous ? Qui peut se souvenir de l'inexistence ?
Il serait sans doute plus doux de revenir, mais

nous entrons indécis dans une forêt d'aubépines. Il n'y a rien
au-delà de l'ultime prophétie. Nous avons rêvé qu'un dieu
nous léchait les mains : nul ne verra son masque divin.

Au point où en sont les choses,

la folie est parfaite.

.

ANTONIO  GAMONEDA

.

 

La rouille s'est posée sur ma langue comme la saveur
         d'une disparition.
   
    L'oubli est entré dans ma langue et je n'ai eu d'autre
         conduite que l'oubli,

    et je n'ai accepté d'autre valeur que l'impossibilité.

    Comme un bateau calcifié dans un pays d'où la mer s'est retirée,

    j'ai écouté la reddition de mes os s'établissant dans
        le repos ;

    j'ai écouté la fuite des insectes, la rétraction de
         l'ombre pénétrant ce qui restait de moi ;

    j'ai écouté jusqu'à ce que la vérité eût cessé d'exister
         dans l'espace et dans mon esprit,

    et je n'ai pu endurer la perfection du silence.


.

ANTONIO  GAMONEDA

.

Tu peux gémir dans ta lucidité,
ah solitaire, mais alors défais-toi
de la véracité dans la douleur. La langue
s’épuise dans la vérité. Parfois arrive
l’incessant, celui qui devient fou : il parle
et l’on entend sa voix, mais pas sur tes lèvres :
c’est la nudité qui parle, c’est l’oubli.

.ANTONIO  GAMONEDA

.

Peut-être que je me succède à moi même. Je ne sais pas qui mais quelqu'un est mort en moi.
Il pressentait lui aussi hier la disparition et il était menacé par la lumière, mais
aujourd'hui c'est un autre couteau que j'ai devant mes yeux.

 

Je ne veux pas être mon propre inconnu, je suis encombré par les visions.
Il est difficile

 

de faire circuler tous les jours la lumière dans les veines et travailler à la contraction
de visages inconnus jusqu'à ce qu'ils se transforment en faces aimées
pour pleurer ensuite parce que je vais les abandonner ou parce qu'ils vont
m'abandonner.

 

                          Quelle
stupidité que cette peur éprouvée au bord du mensonge et qu'il est fatigant
de quitter la non-existence pour
ensuite mourir quotidiennement.

 

.

 

ANTONIO  GAMONEDA

.

 

...Tu dors sous la peau de ta mère et ses rêves pénètrent dans tes rêves. Vous allez vous éveiller dans la même confusion lumineuse.

Tu ne sais pas encore qui tu es ; tu demeures indécise entre ta mère et un frémissement vivant....

...Entre en ta mère et ouvre en elle tes paupières,

entre doucement dans son cœur ;

Redeviens fruit dans le silence. Soyez

comme un arbre qui enveloppe la palpitation des oiseaux

et il s’incline, et en descendent le parfum et l’ombre....

.

ANTONIO  GAMONEDA

.....

.

Parfois je pars vers les montagnes
pour regarder au loin.

Je marche sur des coteaux où la vieille terre
se fait belle au soleil et je vois
monter l’ombre sur les collines.

Et j’avance
très longtemps en silence.

Mais il y a des jours où je marche sur ces coteaux,
je regarde vers les montagnes,
et même là, pas de liberté.

Et je rentre. Je sais bien qu’il est inutile
de la chercher comme une clé perdue, 
et qu’il est tout aussi inutile
de regarder dans le fond de mon cœur.

ANTONIO  GAMONEDA

.

 

Je sens le crépuscule sur mes mains. Il arrive à travers le laurier malade. Je ne veux ni penser ni être aimé ni heureux ni me souvenir.

Je ne veux que sentir cette lumière sur mes mains

et ignorer tous les visages, et ne plus sentir le poids des c sons sur mon cœur,

voir passer les oiseaux devant mes yeux et ne pas remarquer qu'ils s'en sont allés.

Il y a des fissures et des ombres sur des murs blancs, il y bientôt plus de fissures et plus d'ombres et finalement il n’y aura plus de murs blancs.

C'est la vieillesse. Elle coule dans mes veines comme une traversée de gémissements. Toutes

les questions vont cesser. Un soleil tardif pèse sur mes mains immobiles et de ma quiétude, ensemble et doucement, s'approchent, comme une seule substance, la pensée et sa disparition.

C'est l'agonie et la sérénité.

Peut-être suis-je transparent et déjà seul, mais je l'ignore. En tout cas, l'unique

sagesse est à présent l'oubli.

.

ANTONIO GAMONEDA

.

« Parle-moi pour que je connaisse la pureté des paroles inutiles,

que j’entende siffler la vieillesse, que je comprenne

la voix sans espoir ».

.
Pierres Gravées

.

- ANTONIO GAMONEDA          

 

Il existait tes mains.

Un jour le monde devint silencieux ;
les arbres, là-haut, étaient profonds et majestueux,
et nous sentions sous notre peau
le mouvement de la terre.

Tes mains furent douces dans les miennes
et j’ai senti en même temps la gravité et la lumière,
et que tu vivais dans mon cœur.

Tout était vérité sous les arbres,
tout était vérité. Je comprenais
toutes choses comme on comprend
un fruit avec la bouche, une lumière avec les yeux

Exentos, I, in Edad
Poésie espagnole 1945-1990



ENTRE EN TA MÈRE…


« Entre en ta mère et ouvre en elle tes paupières,

entre doucement dans son cœur ;

Redeviens fruit dans le silence. Soyez

comme un arbre qui enveloppe la palpitation
des oiseaux

et il s’incline, et en descendent le parfum
et l’ombre. »


Antonio Gamoneda,




LA LUMIÈRE BOUT DERRIÈRE MES PAUPIÈRES


D’un rossignol absorbé par la cendre, de ses noires
entrailles musicales, surgit une tempête. Le pleur descend
aux anciennes cellules, j’aperçois des fouets vivants

et le regard immobile des bêtes, leur aiguille froide dans
mon cœur.

Tout est présage. La lumière est moelle d’ombre : les
Insectes vont mourir dans les bougies du petit jour. Ainsi

Brûlent en moi les significations.



Antonio Gamoneda,

 

 

 



extrait: Description du mensonge
Collection Ibériques, Corti, 2004.

La rouille s'est posée sur ma langue comme la saveur
d'une disparition.

L'oubli est entré dans ma langue et je n'ai eu d'autre
conduite que l'oubli,

et je n'ai accepté d'autre valeur que l'impossibilité.

Comme un bateau calcifié dans un pays d'où la mer s'est retirée,

j'ai écouté la reddition de mes os s'établissant dans
le repos ;

j'ai écouté la fuite des insectes, la rétraction de
l'ombre pénétrant ce qui restait de moi ;

j'ai écouté jusqu'à ce que la vérité eût cessé d'exister
dans l'espace et dans mon esprit,

et je n'ai pu endurer la perfection du silence.


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Tu peux gémir dans ta lucidité,
ah solitaire, mais alors défais-toi
de la véracité dans la douleur. La langue
s’épuise dans la vérité. Parfois arrive
l’incessaant, celui qui devient fou : il parle
et l’on entend sa voix, mais pas sur tes lèvres :
c’est la nudité qui parle, c’est l’oubli.

Antonio Gamoneda, Pierres gravées, éditions Lettres vives, traduction de l’espagnol par Jacques Ancet, 1996
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Antonio Gamoneda-
GEOLOGIE

Parfois je pars vers les montagnes
pour regarder au loin.

Je marche sur des coteaux où la vieille terre
se fait belle au soleil et je vois
monter l’ombre sur les collines.

Et j’avance
très longtemps en silence.

Mais il y a des jours où je marche sur ces coteaux,
je regarde vers les montagnes,
et même là, pas de liberté.

Et je rentrre. Je sais bien qu’il est inutile
de la chercher comme une clé perdue,
et qu’il est tout aussi inutile
de regarder dans le fond de mon cœur.



Antonio Gamoneda, Blues Castellan, éditions José Corti, page 48 -49- Traduction par Jacques Ancet

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Antonio Gamoneda

La lumière bout sous mes paupières.

D'un rossignol enfoui dans la cendre, de ses noires entrailles musicales, surgit une tempête. les pleurs descendent aux vielles alvéoles, je discerne des fouets vivants

et le regard immobile des bêtes, leur aiguille froides dans mon cœur.

Tout est présage. La lumière est la moelle de l'ombre : les insectes vont mourir sous les bougies du petit jour. Ainsi

brûlent en moi les significations.



Antonio Gamoneda

Il existait tes mains.
Un jour le monde devint silencieux ;
les arbres, là-haut, étaient profonds et majestueux,
et nous sentions sous notre peau
le mouvement de la terre.

Tes mains furent douces dans les miennes
et j’ai senti en même temps la gravité et la lumière,
et que tu vivais dans mon cœur.

Tout était vérité sous les arbres,
tout était vérité. Je comprenais
toutes choses comme on comprend
un fruit avec la bouche, une lumière avec les yeux

Exentos, I, in Edad
Poésie espagnole 1945-1990, Actes sud, page 181

-----

Antonio Gamoneda (Espagne, 1931)

Froid des limites (1998)




Est-ce la lumière cette substance que traversent les oiseaux?
Dans le tremblement du silice se déposent quartz et épines polies par le vertige. Tu sens

la plainte de la mer. Ensuite,

le froid des limites.

-----------

Antonio Gamoneda (Espagne, 1931)

Passion du regard (1963-1970)




Dis-moi, que vois-tu dans l'armoire horrible
et dans la vaisselle des pleurs : c'est quoi ?
Quand tu contemples la mélancolie
dans les pharmacies et que, sur les murs,
les accusations déjà sont écrites,
qui es-tu à la fin, pourquoi te taire ?

Face aux animaux et face au silence,
plonge tes mains dans l'eau, tes mains griffées
d'aubépines. Ne pleure pas ; dis-moi
quels sont ces noms qui vivent dans ton cœur.

 

ANTONIO  GAMONEDA

 

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3 septembre 2011 6 03 /09 /septembre /2011 14:02

    Octavio Pazbarpan3

Pierre de Soleil

un saule de cristal, un peuplier d'eau sombre,
un haut jet d'eau que le vent arque,
un arbre bien planté mais dansant,
un cheminement de rivière qui s'incurve,
avance, recule, fait un détour
et arrive toujours:
                              un cheminement calme
d'étoile ou de printemps sans hâte,
une eau aux paupières fermées
qui jaillit toute la nuit en prophéties,
unanime présence en houle,
vague après vague jusqu'à tout recouvrir,
verte souveraineté sans crépuscule
comme l'éblouissement des ailes
quand elles s'ouvrent dans le milieu du ciel,

un cheminement entre les épaisseurs
des jours futurs et du funeste
éclat du malheur comme un oiseau
pétrifiant la forêt par son chant
et les félicités imminentes
entre les branches qui s'évanouissent,
heures de lumière que grignotent déjà les oiseaux,
présages qui s'échappent de la main,

une présence comme un chant soudain,
comme le vent chantant dans l'incendie,
un regard qui retient en suspend
le monde avec ses mers et ses montagnes,
corps de lumière filtré par une agate,
jambes de lumière, ventre de lumière, baies,
roche solaire, corps couleur de nuage,
couleur du jour rapide qui bondit,
l'heure scintille et prend corps,
le monde, oui, il est visible par ton corps,
il est transparent grâce à ta transparence,

je vais entre des galeries de sons,
je flue entre les présences résonnantes,
je vais au travers les transparences comme un aveugle,
un reflet m'efface, je nais dans un autre,
ô forêt de piliers enchantés,
sous les arcs de la lumière je pénètre
les couloirs d'un automne diaphane,

je vais au travers ton corps comme par le monde,
ton ventre est une place ensoleillée,
tes seins sont deux églises où l'on célèbre
le sang et ses mystères parallèles,
mes regards te couvrent comme du lierre,
tu es une ville que la mer assiège,
une muraille que la lumière divise
en deux moitiés de couleur pêche,
un lieu de sel, de roches et d'oiseaux
sous la loi du midi ébahi,

vêtue par la couleur de mes désirs
comme ma pensée tu vas nue,
je vais au travers tes yeux comme par l'eau,
les tigres boivent le rêve de ces yeux,
le colibri se brûle dans ces flammes,
je vais au travers ton front comme par la lune,
comme le nuage au travers ta pensée,
je vais au travers ton ventre comme par tes rêves,

ta jupe de maïs ondule et chante,
ta jupe de cristal, ta jupe d'eau,
tes lèvres, tes cheveux, tes yeux,
toute la nuit tu es pluie, tout le jour
tu ouvres ma poitrine avec tes doigts d'eau,
tu fermes mes yeux avec ta bouche d'eau,
sur mes os tu es pluie, dans ma poitrine
un arbre liquide creuse des racines d'eau,

je vais au travers tes formes comme par un fleuve,
je vais au travers ton corps comme par une forêt,
comme par un sentier dans la montagne
qui se termine en un abîme abrupt
je vais au travers tes pensées effilées
et à la sortie de ton front blanc
mon ombre précipitée se brise,
je recueille mes fragments un à un
et je poursuis sans corps, je cherche à tâtons,

couloirs sans fin de la mémoire,
portes ouvertes vers un salon vide
où pourrissent tous les étés,
les bijoux de la soif brillent tout au fond,
visage évanoui dès que je me le remémore,
main qui s'effrite si je la touche,
cheveux d'araignées en tulmute
sur des sourires d'il y a tant d'années,

à la sortie de mon front je cherche,
je cherche sans trouver, je cherche un instant,
un visage d'éclair et d'orage
courant entre les arbres nocturnes,
visage de pluie dans un jardin d'obscurités,
eau tenace qui flue à mon côté,

je cherche sans trouver, j'écris en tête à tête
il n'y a personne, tombe le jour, tombe l'année,
je tombe dans l'instant, je tombe au fond,
invisible chemin sur des miroirs
qui répètent mon image brisée,
je marche depuis des jours, instants cheminés,
je marche sur les pensées de mon ombre,
je marche sur mon ombre en quête d'un instant,

je cherche une date vive comme l'oiseau,
je cherche le soleil dès cinq heures du soir
tempéré par les murs de brique rouge:
l'heure mûrissait ses grappes
quand elle s'ouvrait sortaient les jeunes filles
de son entraille rosée et elles s'éparpillaient
parmi les cours dallées du collège,
haute comme l'automne elle cheminait
enveloppée par la lumière sous l'arcade
et l'espace en l'entourant l'habillait
d'une peau plus dorée et transparente,

tigre couleur de lumière, cerf brun
dans les environs de la nuit,
j'ai entrevu une jeune fille penchée
sur les balcons verts de la pluie,
adolescent visage innombrable,
j'ai oublié ton nom, Mélusine,
Laure, Isabelle, Perséphone, Marie,
tu as tous les visages et aucun,
tu es toutes les heures et aucune,
tu ressembles à l'arbre et au nuage,
tu es tous les oiseaux et un astre,
tu ressembles au tranchant de l'épée
et à la coupe de sang du bourreau,
lierre qui avance, enveloppe et déracine
l'âme et la divise d'elle-même,

écriture de feu sur le jade,
crevasse dans la roche, reine des serpents,
colonne de vapeur, source dans le roc,
cirque lunaire, pic des aigles,
grain d'anis, épine minuscule
et mortelle qui donne des peines immortelles,
bergère des vallées sous-marines
et gardienne de la vallée des morts,
liane qui pend au bord du précipice,
plante grimpante, plante vénéneuse,
fleur de résurrection, raisin de vie,
dame de la flûte et de l'éclair,
terrasse du jasmin, sel dans la plaie,
bouquet de roses pour le fusillé,
neige en août, lune de l'échafaud,
écriture de la mer sur le basalte,
écriture du vent dans le désert,
testament du soleil, grenade, épi,

visage en flammes, visage dévoré,
adolescent visage persécuté
années fantômes, jours circulaires
qui donnent dans la même cour, sur le même mur,
l'instant brûle et ils sont un seul visage
les successifs visages de la flamme,
tous les noms sont un seul nom,
tous les visages sont un seul visage,
tous les siècles sont un seul instant
et pour des siècles et des siècles
une paire d'yeux ferme le passage au futur,

il n'y a rien face à moi, rien qu'un instant
racheté cette nuit, contre un rêve
d'union d'images rêvées,
durement sculpté contre le rêve,
arraché au rien de cette nuit,
à bout de bras, soulevé lettre à lettre,
tandis que le temps se jette dehors
et il cogne aux portes de mon âme
ce monde avec son horaire sanguinaire,

un instant, un instant seulement tandis que les villes,
les noms, les saveurs, le vécu,
s'effritent sur mon front aveugle,
tandis que la pesanteur de la nuit
humilie ma pensée et mon squelette,
et mon sang circule plus lentement
et mes dents se gâtent et mes yeux
s'embrument et les jours et les ans
accumulent leurs horreurs vides,

tandis que le temps ferme son éventail
et qu'il n'y a rien derrière ses images
l'instant s'abîme et surnage,
entouré de mort, menacé
par la nuit et son lugubre bâillement,
menacé par le brouhaha
de la mort vivace et masquée
l'instant s'abîme et se pénètre,
comme un poing qui se serre, comme un fruit
qui mûrit vers l'intérieur de lui-même
et lui-même se boit et se répand
l'instant translucide se ferme
et mûrit vers l'intérieur, pousse en racines,
croit à l'intérieur de moi, m'occupe entièrement,
son feuillage délirant m'expulse,
mes pensées seulement sont ses oiseaux,
son mercure circule par mes veines,
arbre mental, fruits saveur de temps,

ô vie à vivre et déjà vécue,
temps qui revient en une marée
et se retire sans tourner le visage,
ce qui s'est passé n'est pas mais commence à être
et silencieusement se jette
en un autre instant qui s'évanouit:

face au soir de salpêtre et de pierre
armée de couteaux invisibles
d'une rouge écriture indéchiffrable
tu écris sur ma peau et ces plaies
comme un vêtement de flammes me recouvrent,
je brûle sans me consumer, je cherche l'eau
et dans tes yeux il n'y a pas d'eau, ils sont de pierre,
et tes seins, ton ventre, tes hanches
sont de pierre, ta bouche a un goût de poussière,
ta bouche a un goût de temps empoisonné,
ton corps a un goût de puits condamné,
passage de miroirs que répètent
les yeux de l'assoiffé, passage
qui revient toujours à son point de départ,
et tu me conduis, aveugle, par la main
à travers ces galeries obstinées
jusqu'au centre du cercle et tu surgis
comme un éclat qui se fige en hache,
comme une lumière écorchée, fascinante
comme l'échafaud du condamné,
flexible comme le fouet et svelte
comme l'arme soeur de la lune,
et tes paroles tranchantes creusent
ma poitrine et me dépeuplent et me vident,
un à un, tu arraches mes souvenirs,
j'ai oublié mon nom, mes amis
grondent parmi les porcs ou pourrissent
mangés par le soleil dans un fossé,

il n'y a rien en moi qu'une large plaie,
un creux que jamais personne ne fouille,
présent sans fenêtres, pensée
qui revient, se répète, se reflète
et se perd dans sa propre transparence,
conscience transpercée par un oeil
qui se regarde se regarder jusqu'à se noyer
de clarté:
               moi j'ai vu ton atroce écaille,
Mélusine, briller, verdâtre, à l'aube,
tu dormais enroulée dans les draps
et au réveil tu as crié comme un oiseau
et tu es tombée sans fin, cassée et blanche,
rien n'est resté de toi, rien que ton cri
et à la fin des siècles je me découvre
avec de la toux et une mauvaise vue, mélangeant
de vieilles photos:
                         il n'y a personne, tu n'es personne,
une montagne de cendres et un balai,
un couteau ébréché et un plumeau,
une peau pendue à quelques os,
une grappe déjà sèche, un trou noir
et dans le fond du trou les deux yeux
d'une enfant noyée d'il y a mille ans,

regards enterrés dans un puits,
regards qui nous voient depuis le début des temps,
regard enfant de la mère vieille
qui voit dans le fils grand un père jeune,
regard mère de la fille solitaire
qui voit dans le père grand un fils enfant,
regards qui nous regardent depuis le fond
de la vie et sont les pièges de la mort
- où est l'envers: tomber dans ces yeux
est-ce revenir à la vie véritable?

tomber, revenir, me rêver et que me rêvent
d'autres yeux futurs, une autre vie,
d'autres nuages, mourir d'une autre mort!
- cette nuit me suffit, et cet instant
qui n'en finit pas de s'ouvrir et de me révéler
où j'étais, qui je fus, comment tu t'appelles,
comment moi je m'appelle:
                                  pouvais-je bâtir des plans
pour l'été -et tous les étés-
à Christopher Street, il y a dix ans,
avec Phyllis qui avait deux fossettes,
où les moineaux buvaient la lumière?,
sur la place de la Réforme Carmen me disait-elle
"l'air ne pèse rien, ici c'est toujours octobre"
ou l'aurait-elle dit à l'autre que j'ai perdu
ou l'aurais-je inventé et personne ne me l'a dit?,
aurais-je marché dans la nuit d'Oaxaca,
immense et vert foncé comme un arbre,
parlant seul comme le vent fou
et en arrivant à ma chambre -toujours une chambre-
les miroirs ne m'auraient-ils pas reconnu?
depuis l'hôtel Vernet nous avons vu l'aube
danser avec les châtaigners -"il est déjà très tard"
disais-tu en te peignant et moi, aurais-je vu
des taches sur le mur sans rien dire?,
sommes-nous montés ensemble à la tour, avons-nous vu
tomber le soir depuis le récif?,
avons-nous mangé des raisins à Bidart?, avons-nous acheté
des gardénias à Perote?,
                                  noms, places,
rues après rues, visages, marchés, rues,
gares, un parc de stationnement, chambres seules,
taches sur le mur, quelqu'un qui se peigne,
quelqu'un qui chante à mes côtés, quelqu'un qui s'habille,
chambres, endroits, rues, noms, chambres,

Madrid, 1937,
sur la Place de l'Ange les femmes
cousaient et chantaient avec leurs enfants,
et l'alarme sonna et fusèrent les cris,
les maisons s'agenouillaient dans la poussière,
tours fendues, fronts sculptés
et l'ouragan des moteurs, imagine:
les deux se dénudèrent et s'aimèrent
pour défendre notre portion d'éternité,
notre ration de temps et de paradis,
toucher notre racine et nous recouvrer,
recouvrer notre hérédité arrachée
par des voleurs de vie d'il y a mille siècles,
les deux se dénudèrent et s'embrassèrent
parce que les nudités enlacées
bondissent par-dessus le temps et sont invulnérables,
rien ne les touche, elles reviennent au commencement,
il n'y a pas de toi ni de moi, pas de demain, pas d'hier ni de noms,
la vérité des deux en un corps et une âme seulement,
ô être total...
                 chambres à la dérive
entre des villes qui vont à pic,
chambres et rues, noms comme des plaies
la chambre avec fenêtre donne vers d'autres chambres
avec le même papier décoloré
où un homme en chemise lit le journal
où repasse une femme, la chambre claire
que visitent les branches d'un pêcher;
l'autre chambre: dehors il pleut toujours
et il y a une cour et trois enfants oxydés
les chambres sont des vaisseaux qui se bercent
dans une baie de lumière; ou des sous-marins:
le silence s'espace en vagues vertes,
tout ce que nous touchons devient phosphorescent;
mausolées de luxe, déjà rongés
les portraits, déjà rongés les tapis;
trappes, cellules, cavernes enchantées,
volières et chambres numérotées,
tous se transfigurent, tous s'envolent,
chaque moulure est nuage, chaque porte
donne sur la mer, sur les champs, sur l'air, chaque table
est un festin; fermés comme des coquillages
le temps inutilement les assiège,
il n'y a pas de temps, non, ni de mur: l'espace, l'espace
ouvre sa main, choisis cette richesse,
coupe les fruits, mange une tranche de vie,
étends-toi au pied de l'arbre, bois l'eau!

tout se transfigure et devient sacré,
c'est le centre du monde en chaque chambre,
c'est la première nuit, le premier jour,
le monde naît quand deux s'embrassent,
goutte de lumière née des entrailles transparentes
la chambre comme un fruit s'entrouvre
ou explose comme un astre taciturne
et les lois rongées par les rats,
les grilles des banques et des prisons,
les grilles de papier, les fils de fer barbelés,
les timbres et les épines et les piquants,
le sermon monocorde des armes,
le scorpion mielleux avec un bonnet,
le tigre avec un haut de forme, président
du Club Végétarien et de la Croix Rouge,
l'âne pédagogue, le crocodile
devenu rédempteur, père des peuples,
le Chef, le requin, l'architecte
de l'avenir, le porc en uniforme,
le fils béni de l'Eglise
qui lave sa noire dentition
avec de l'eau bénite et prend des cours
d'anglais et de démocratie, les parois
invisibles, les masques pourris
qui divisent l'homme des hommes,
contre l'homme de lui-même,
                                          ils s'abattent
en un instant immense et nous entrapercevons
notre unité perdue, la détresse
d'être des humains, la gloire d'être des humains
et de partager le pain, le soleil, la mort,
l'oubli effrayant d'être des vivants;

aimer c'est combattre, si deux s'embrassent
le monde change, ils incarnent les désirs,
la pensée incarnée, des ailes poussent
au dos de l'esclave, le monde
est réel et tangible, le vin est vin,
le pain retrouve le goût du pain, l'eau est eau,
aimer c'est combattre, c'est ouvrir des portes,
c'est en finir enfin d'être fantôme avec un matricule
à perpétuité condamné aux chaînes
par un maître sans visage;
                                      le monde change
si deux se regardent et se reconnaissent,
aimer c'est se dénuder des noms:
³laisse-moi être ta putain² ,sont les mots
d'Héloïse, mais il céda aux lois,
la prit pour épouse et en prime
on finit par le castrer;
                                 mieux vaut le crime
les amants suicidés, l'inceste
des frères comme deux miroirs
amoureux de leur ressemblance,
mieux vaut manger le pain envenimé,
l'adultère dans des lits de cendre,
les amours féroces, le délire,
le lierre empoisonné, le sodomite
qui porte un oeillet à la boutonnière
un crachat, mieux vaut être lapidé
sur les places publiques que laisser se retourner la roue du destin
qui presse jusqu'à la pulpe la substance de la vie,
l'éternité se change en heures creuses,
les minutes en prisons, le temps
en monnaie de cuivre et en merde abstraite;

mieux vaut la chasteté, fleur invisible
qui se balance dans les tiges du silence,
ce difficile diamant des saints
qui filtre les désirs, rassasie le temps,
noces de la quiétude et du mouvement,
la solitude chante dans sa corolle,
chaque heure est un pétale de cristal,
le monde se dépouille de ses massacres
et en son centre, vibrante transparence,
celui qu'on nomme Dieu, l'être sans nom,
se contemple dans le rien, l'être sans visage
émerge de lui-même, soleil d'entre les soleils,
plénitude d'entre les présences et les noms;

je poursuis mes divagations, chambres, rues,
je marche à tâtons au travers les couloirs
du temps et je gravis et descends ses marches
et ses murs, je tâtonne et ne bouge pas,
je reviens d'où j'ai commencé, je cherche ton visage,
je marche au travers les rues de moi-même
sous un soleil sans âge, et toi à mes côtés
tu marches comme un arbre, comme un fleuve
tu marches et me parles comme un fleuve,
tu croîs comme un épi entre mes mains,
tu frémis comme un écureuil entre mes mains,
tu voles comme mille oiseaux, ton rire
m'a couvert de mousse, ta tête
est un astre si petit entre mes mains,
le monde reverdit si tu souris
en mangeant une orange,
                                      le monde change
si deux, vertigineux et enlacés,
tombent dans l'herbe: le ciel descend,
les arbres s'élancent, l'espace
seul est lumière et silence, seul l'espace
s'ouvre dans la pupille de l'oeil,
passe la blanche tribu des nuages,
le corps rompt les amarres, l'âme s'élance,
nous perdons nos noms et flottons
à la dérive entre le bleu et le vert,
temps total où rien ne se passe
rien que son propre passage heureux,

rien ne se passe, tu te tais, tu cilles des paupières
(silence: un ange a traversé cet instant
grand comme la vie de cent soleils),
rien ne se passe, seulement ce cillement?
- et le festin, le désert, le premier crime,
la mâchoire de l'âne, le bruit opaque
et le regard incrédule du mort
en tombant dans la surface cendrée,
Agamemnon et son beuglement immense
et le cri répété de Cassandre
plus fort que les cris des vagues,
Socrate enchaîné (le soleil naît, mourir
est se réveiller: ³Criton, un coq
pour Esculape, et me voilà guérit à vie²);
le chacal qui déserta entre les ruines
de Ninive, l'ombre qui vit Brutus
avant la bataille, Moctezuma
dans le lit d'épines de son insomnie,
le voyage dans la grande route vers la mort
- le voyage interminable, mais raconté
par Robespierre minute après minute,
sa mâchoire cassée entre les mains -,
Churruca dans sa barrique telle un trône
écarlate, les pas déjà comptés
de Lincoln en sortant au théâtre,
le rôle de Trotski et ses gémissements
de sanglier, Madère et son regard
auquel nul n'a répondu: pourquoi me tuent-ils?,
les injures, les soupirs, les silences
du criminel, le saint, le pauvre diable,
cimetière de phrases et d'anecdotes
que les chiens rhétoriques fouillent,
l'animal qui meurt et le sait,
savoir commun, inutile, bruit obscur
de la pierre qui tombe, le son monotone
des os brisés dans le combat
et la bouche d'écume du prophète
et son cri et le cri du bourreau
et le cri de la victime...
                                 ce sont des flammes
les yeux et ce sont des flammes ce qu'ils regardent,
flamme est l'oreille, le son est flamme,
braise les lèvres et tison la langue,
le toucher et ce qu'il touche, la pensée,
et le pensé, flamme est celui qui pense
tout se consume, l'univers est flamme
il brûle ce même rien qui n'est pas rien
sinon un penser en flammes, enfin la fumée:
il n'y a ni bourreau ni victime...
                                          et le bruit
dans le soir du vendredi? et le silence
qui se couvre de signes, le silence
qui dit sans dire, il ne dit rien?,
ils ne sont rien les cris des hommes?,
il ne se passe rien quand passe le temps?,

- il ne se passe rien, seul un cillement
de soleil, un mouvement à peine, rien,
il n'y a pas de rédemption, il ne revient pas en arrière le temps,
les morts restent figés dans leur mort
et ne peuvent mourir d'une autre mort,
intouchables, cloués en leur geste,
depuis leur solitude, depuis leur mort
sans sursis ils nous regardent sans nous regarder,
leur mort c'est la statue de leur vie,
un toujours être déjà rien pour toujours,
chaque minute est rien pour toujours,
un roi fantôme régit ses battements de coeur
et ton geste final, ton dur masque
moulé sur ton visage changeant:
nous sommes le monument d'une vie
étrangère et non vécue, à peine notre

-la vie, quand fut-elle réellement notre?
quand sommes-nous réellement ce que nous sommes?
nous ne sommes jamais bien regardés, jamais nous ne sommes
en tête à tête sinon vertige et vide,
grimaces dans le miroir, horreur et vomissure,
jamais la vie est nôtre, elle est aux autres,
la vie n'est à personne, nous sommes tous
la vie -pain de soleil pour les autres,
je suis autre quand je suis, mes actes
sont davantage miens s'ils sont aussi à tous,
pour que je puisse être il me faut être autre,
sortir de moi, me chercher parmi les autres,
les autres qui ne sont pas si moi je n'existe pas,
les autres qui me donnent pleine existence,
je ne suis pas, il n'y a pas de je, toujours nous sommes autres,
la vie est autre, toujours ailleurs, très loin,
hors de toi, de moi, toujours à l'horizon,
vie qui nous dévit et nous aliène,
vie qui nous invente un visage et le pourrit,
faim d'être, ô mort, pain de tous,

Héloïse, Perséphone, Marie,
montre enfin ton visage pour que je voie
ma véritable figure, celle de l'autre,
ma figure de ce nous pour toujours à tous,
figure d'arbre et de boulanger,
de chauffeur et de nuage et de marin,
figure de soleil et de ruisseau et de Pierre et Paul,
figure de solitaire collectif,
réveille-moi, oui, je nais:
                                      vie et mort
signent un pacte en toi, dame de la nuit,
tour de clarté, reine de l'aube,
vierge lunaire, mère de l'eau mère,
corps du monde, maison de la mort,
je tombe sans fin depuis ma naissance,
je tombe dans moi-même sans toucher mon fond,
recueille-moi dans tes yeux, assemble la poussière
dispersée et réconcilie mes cendres,
attache mes os divisés, souffle
sur mon être, enterre-moi dans ta terre,
ton silence de paix vers la pensée
contre elle-même aérée;
                                      ouvre la main,
dame des moissons que sont les jours,
le jour est immortel, il s'élève, croît,
vient de naître et ne cesse jamais,
chaque jour est à naître, chaque lever de jour
est une naissance et je me réveille,
nous nous réveillons tous, il se lève
le soleil figure de soleil, Jean se réveille
avec sa figure de Jean figure de tous,
porte de l'être, réveille-moi, lève-toi,
laisse-moi voir le visage de ce jour,
laisse-moi voir le visage de cette nuit,
tout communie et se transfigure,
arc de sang, pont des battements de coeur,
emmène-moi de l'autre côté de cette nuit,
là où je suis toi nous sommes nous-mêmes,
au rein des prénoms enlacés,

porte de l'être; ouvre ton être, réveille-toi,
apprends à être aussi, moule ta figure,
travaille tes traits, sois un visage
pour regarder mon visage et qu'il te regarde,
pour regarder la vie jusque dans la mort,
visage de mer, de pain, de roche et de fontaine,
source qui dissout nos visages
dans le visage sans nom, dans l'être sans visage,
indicible présence d'entre les présences...

je veux poursuivre, aller plus loin, et je ne peux pas:
l'instant se précipite en un autre et un autre,
j'ai dormi des rêves de pierre que je n'ai pas rêvé
et à la fin des ans comme des pierres
j'ai entendu chanter mon sang emprisonné,
avec une rumeur de lumière la mer chantait,
une à une cédaient les murailles,
toutes les portes se démolissaient
et le soleil entrait en trombe par mon front,
décillait mes paupières fermées,
décollait mon être de son enveloppe,
m'arrachait à moi, me séparait
de mon sommeil rude de siècles de pierre
et sa magie de miroirs revivait
un saule de cristal, un peuplier d'eau sombre,
un haut jet d'eau que le vent arque,
un arbre bien planté mais dansant,
un cheminement de fleuve qui s'incurve,
avance, recule, fait un détour
et arrive toujours:

4 EHÉCATL

Mexique, 1957 -
Octavio Paz

 

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3 septembre 2011 6 03 /09 /septembre /2011 13:44

    e.e. Cummings-copie-1 

   

[MA DAME EST UN JARDIN D’IVOIRE]



24.


ma dame est un jardin d’ivoire,
couvert de fleurs.

sous la grande et silencieuse éclosion
de couleurs subtiles que sont ses cheveux
son oreille est une fleur frêle et mystérieuse
des narines
sont de timides exquises
fleurs qui habilement remuent
à la moindre caresse d’air qu’elle respire, ses
yeux sa bouche sont trois fleurs. Ma dame

est un jardin d’ivoire
ses épaules sont de lisses et brillantes
fleurs
sous lesquelles percent les fleurs nouvelles
de ses petits seins se balançant avec amour
sa main forme cinq fleurs
sur son ventre blanc est une maligne fleur en forme de rêve
et ses poignets sont les plus pures plus merveilleuses fleurs ma
dame est couverte
de fleurs
ses pieds sont effilés
formés chacun de cinq fleurs sa cheville
est une minuscule fleur
les genoux de ma dame sont deux fleurs
Ses cuisses sont de vastes et fermes fleurs de nuit
et exactement entre
elles endormie intensément
est

la fleur soudaine d’une totale satisfaction

ma dame couverte de fleurs
est un jardin d’ivoire.

Et la lune est un jeune homme

que je vois régulièrement, autour du crépuscule,
entrer dans le jardin et sourire
en lui-même.



E.E. Cummings, Érotiques[Erotic poems,W.W. Norton & Co, New York, 2010], Éditions Seghers, Collection Poésie d’abord, 2012, pp. 72-73-74-75. Édition bilingue. Traduit de l’anglais et présenté par Jacques Demarcq.

 

 

 

J’aime mon corps quand il est avec ton

corps.             C’est une si toute nouvelle chose.

Muscle améliore et nerf plus donne.

j’aime ton corps.    j’aime ce qu’il fait,

j’aime ses comments.           j’aime sentir l’échine

de ton corps et ses os,et la tremblante

-ferme-douce eur et que je veux

encore et encore et encore

embrasser, j’aime de toi embrasser ci et ça,

j’aime,lentement caressant le,choc du duvet

de ta fourrure électrique,et qu’est-ce qui arrive

à la chair s’écartant…Et des yeux les grosses miettes d’amour,

et possiblement j’aime le frisson

de sous moi toi si toute nouvelle

E.E. Cummings, Poèmes choisis (traduits par Robert Davreu), éd. José Corti, 2004 (p.33)

 

 

 

 

 

puisque sentir est premier

qui prête la moindre attention

à la syntaxe des choses

ne t’embrassera jamais entière;

tout entier être un idiot

quand le printemps est de ce monde

mon sang approuve,

et les baisers sont un meilleur sort

que la sagesse

ma dame je le jure sur toutes les fleurs. Ne pleure pas

—le plus beau geste de mon cerveau ne vaut

ce battement de tes paupières qui dit

nous sommes l’un à l’autre:alors

ris donc,à la renverse dans mes bras

car la vie n’est pas un paragraphe

Et la mort je pense n’est pas une parenthèse

E. E. Cummings

 

 

puisse mon cœur être toujours ouvert aux petits
oiseaux qui sont les secrets du vivant
quoi qu’ils chantent vaut mieux que savoir
et si les hommes ne devaient les entendre les hommes sont vieux

puisse mon esprit flâner affamé
et sans crainte et assoiffé et souple
et même si c’est dimanche puissé-je avoir tort
car lorsqu’ils ont raison les hommes ne sont pas jeunes

et puisse moi-même ne rien faire utilement
et t’aimer toi-même ainsi plus que vraiment
il n’y jamais eu de tout à fait tel idiot qui puisse faillir
à tirer tout le ciel sur lui d’un unique sourire.
E.E. Cummings, Poèmes choisis, traduction Robert Davreu, José Corti, 2004 , p. 120 et 121

7

parce que tu prends la vie juste à ton rythme (alors
que tant trichent pour gagner la plus noble partie
qu’un homme avec fierté puisse perdre,ou font le mort
dans l’espoir que la mort veuille bien passer aussi)

parce que de mordre la poussière tu n’as pas peur
(et oses en conséquence escalader le ciel)
parce qu’un esprit dont nul ne se paierait la tête
n’a jamais réussi à abuser ton cœur

mais qui plus est (et sans le moindre doute) parce que
nul meilleur n’est si bon vraiment que tu n’appelles
un mieux;et que nul très mauvais n’est ce qui peut
être si pire qu’au pis tu prennes l’amour en haine

je peux homme un mortellement immortel moi
changer l’immense de tout temps parce que en pourquoi

E. E. Cummings, 95 poèmes

plonge au fond du rêve
qu’un slogan ne te submerge
(l’arbre est ses racines
et le vent du vent)

fie-toi à ton cœur
quand s’embrasent les mers
(et ne vis que d’amour
même si le ciel tourne à l’envers)

honore le passé
mais fête le futur
(et danse ta mort
absente à cette noce)

ne t’occupe d’un monde
où l’on est héros ou traître
(car dieu aime les filles
et demain et la terre)

e.e. Cummings, 95 poèmes, traduit de l’anglais et présenté par Jacques Demarcq, Points, 2006,p. 93.

la rose
se meurt que les
lèvres d’un vieil homme assassinent

les pétales
se taisent
mystérieusement
les invisibles pénitents se déplacent
avec des visages de prose et sanglotant, des vêtements
Le symbole de la rose

immobile
avec des pieds affligeants et
des ailes
s’élève

contre les marges de chanson ascendante
un étalon douceur, les

lèvres d’un vieil homme assassinent

les pétales.

e. e. cummings, Portraits (VII)

72.

II

rentrée des chambres fermez

les guillemets le microscopique Président pithécoïde
dans sa redingote
neuve(se hissant tout
en haut de la tribune danse follement
&&)&
papote de la Paixpaixpaix (puis
descend dégringolamment
au milieu d’un tonnerre d’applaudissements anthropoïdes)conclue

à propos de ce qui Paie cette

extrêmement artistique flamme qu’onn’éteindrajamais a
-ménagée(très joliment pa-
s vrai) en souvenir du malgré lui célèbre solda
-t sans nom(a-
vec le souci de ne pas nuire à la perspective environnante(pensée a
-troce) par ailleurs impeccablement dessinée)ra-
cole quelques modérément curieux a
-rrosés par la pluie(et homme et femme
Il créa

eux, Et toutes les bêtes des champs


VII

é
-coute

tu vois c’que j’veux dire quand
le premier gars tombe tu sais
tout le monde se sent mal ou
quand ils envoient des gaz
et les oh chérie shrapnels
ou mes pieds engourdis qui gèlent ou
jusqu’à ton tu sais dans la flotte ou
avec les punaises qui te grimpent
tout partout sur toi moi tous ceux
qu’y ont été savent bien c’que
j’veux dire c’est qu’un sacré tas
de gens ils savent pas et jamais
jamais
ils sauront,
parce qu’ils veulent pas

ça
voir

e.e. Cummings, Font 5, deux extraits de « Deux », traduction et postface de Jacques Demarcq, éditions

XXI

 doux et bons vieux
qui gouvernent ce monde (et toi et
moi si on n’y fait pas
attention)

Ô,

les adorables bien-intentionnés idiots
Il–ou Elle–
iformes figures de cire remplies
d’idées mortes (les oh

quintillions d’incroyables
tremblotants dévots édentés
toujours-tellement-intéressés-
par-les-affaires-des-autres

bipèdes)OH
les chers
chauves barbants et inutiles vi
o

ques

|•|

XVI

?

pourquoi ces gins ôtent leur chépeaux ?
le roi & la reine
atterrissant de leur limousine
descendent à l’hôtel Meurice (alors que
je vis dans un galetas et me nourris d’aspirine)

mais qui est ce pâle jeune mollasson rondouillard
devant qui les maîtres d’hôtel s’inclinent si bas ?
chut–l’auteur de Femmes La Nuit dont le récent Graines
Du Mal, s’est vendu à 69 charretées avant
parution de Une Fille qui Tombe vous

connaissez (alors que moi je tousse beaucoup quand
je me couche). Qu’est-ce qui provoque cet embouteillage ?
pardi c’est ce fameux médecin qui greffe des testicules
de singe sur des milliardaires une chouette idée non ?
(alors que,d’un autre côté,moi) mais encore une question

pourquoi c’te foule
un accident ? quelqu’un frappé de
congestion ?–Pas
le moins du monde mes chers, seulement le premier
ministre du Siam en costume

traditionnel,qui
sortant d’une pissotière
entre brusquement à Notre-Dame(alors que
de gustibus non disputandum est
ma dame est fatiguée de Ce genre de choses

Cummings,
Font 5, traduction et postface de Jacques Demarcq, Éditions Nous, 2011, pp. 34 et 28


Je porte ton coeur avec moi – E.E. Cummings

Je porte ton coeur avec moi, je le porte dans mon coeur
Sans lui, jamais je ne suis, la où je vais, tu vas, ma chère
Et tout ce que je suis le seul à faire, est ton fait, ma chérie

Je ne crains pas le destin car tu es a jamais le mien, ma douce
Je ne veux aucun monde car belle, tu es mon monde, mon vrai
Et tu es tout ce que la lune a toujours signifié
Et tout ce qu’un soleil chantera jamais.

C’est le secret profond que nul ne connait
C’est la racine de la racine, le bourgeon du bourgeon
Et le ciel du ciel d’un arbre appelé vie
Qui croit plus haut que l’ame ne saurait espérer ou l’esprit le cacher
C’est la merveille qui maintient les etoiles éparses.

Je porte ton coeur, je le porte dans mon coeur




MEMORABILIA





arrête regarde &

écoute Venezia : prêtez-moi
l’oreille verreries
de Murano ;
un temps
ascenseur nel
mezzo del cammin’ ça veut dire à mi-
hauteur du Campanile, crois-

m’en cocodrillo —

j’ai vu de mes yeux
la gloire de

la venue
des Américaines en particulier le
modèle nymphe à marier
équipé de grosses guibolles voix
rance Baedeker Maman et kodak
— la nuit sur la Riva degli Schiavoni ou dans
les bienheureux parages des de l’Europe

Grand et Royal
Danieli aussi

nombreuses que les étoiles du Paradis…

ça oui signore
j’atteste que toute la gondola signore
journée dessous moi gondola signore gondola
et dessus moi passent bruyamment et gondola
rapidement citoyenne d’Omaha Altoona ou quoi
d’autre en cohortes fanatiques venues de Duluth Dieu seul,
gondola le sait Cincingondolanati moi gondola pas

— les consistantes vierges bourrées de dollars

“depuis la Loggia où
sommes-nous des anges là Oh oui
magnifique nous traversons à présent le regardez
les filles dans le goût de ce sont des
rinceaux qu’est-ce que c’est n’as-tu pas Ruskin
en parle t’a pris le non l’ai oublié Marjorie cette
margelle n’est-elle pas simplement adorable”

— Ô Education : Ô


thomas cook & fils

(Ô être un métope
maintenant que triglyphe est là)



e.e. Cummings

La mémoire de nos enfants

J’ai toujours ton coeur avec moi;
Je le garde dans mon coeur.
Sans lui, jamais je ne suis.
Là où je vais, tu vas ma chair,
Et tout ce je fais par moi-même
Est ton fait ma chérie.
Je ne crains pas le destin,
Car tu es à jamais le mien ma douce.
Je ne veux pas d’autre monde,
Car, ma magnifique, tu es mon monde, mon vrai monde.
C’est le secret profond que nul ne connait,
C’est la racine de la racine,
Le bourgeon du bourgeon,
Et le ciel du ciel d’un arbre appelé Vie,
Qui croît plus haut que l’âme ne saurait l’espérer
Et l’esprit le cacher.
C’est la merveille qui maintient les étoiles éparses.
Je garde ton coeur,
Je l’ai dans mon coeur

e.e. Cummings

 

 

 

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3 septembre 2011 6 03 /09 /septembre /2011 13:37

    Tomas Tranströmer
A deux heures du matin : clair de lune. Le train s’est arrêté
au milieu de la plaine. Au loin, les points de lumière d’une ville
qui scintillent froidement aux confins du regard.

C’est comme quand un homme va si loin dans le rêve
qu’il n’arrive à se souvenir qu’il y a demeuré
lorsqu’il retourne dans sa chambre.

Et comme quand quelqu’un va si loin dans la maladie
que l’essence des jours se mue en étincelles, essaim
insignifiant et froid aux confins du regard.

Le train est parfaitement immobile.
Deux heures : un clair de lune intense. Et de rares étoiles.



 

COHESION

Voyez cet arbre gris. Le ciel a pénétré
par ses fibres jusque dans le sol -
il ne reste qu'un nuage ridé quand
la terre a fini de boire. L'espace dérobé
se tord dans les tresses des racines, s'entortille
en verdure. - De courts instants
de liberté viennent éclore dans nos corps, tourbillonnent
dans le sang des Parques et plus loin encore.

 

----------------------------------

Ma vie. Quand je pense à ces mots, je vois devant moi un rayon de lumière. Et, à y regarder de plus près, je remarque que cette lumière a la forme d'une comète et que celle-ci est pourvue d'une tête et d'une queue. Son extrémité la plus lumineuse, celle de la tête, est celle de l'enfance et des années de formation. Le noyau, donc sa partie la plus concentrée, correspond à la prime enfance, où sont définies les caractéristiques les plus marquantes de l'existence. J'essaie de me souvenir, j'essaie d'aller jusque-là. Mais il est difficile de se déplacer dans cette zone compacte : cela semble même périlleux et me donne l'impression d'approcher de la mort. Plus loin, à l'arrière, la comète se dissout dans sa partie la plus longue. Elle se dissémine, sans toutefois cesser de s'élargir. Je suis maintenant très loin dans la queue de la comète : j'ai soixante ans au moment où j'écris ces lignes.

Tomas Tranströmer




                          DE LA MONTAGNE


Je suis sur la montagne et contemple la baie.
Les bateaux reposent à la surface de l'été.
« Nous sommes des somnambules. Des lunes à la dérive. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.

« Nous errons dans une maison assoupie.
Nous poussons doucement les portes.
Nous nous appuyons à la liberté. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.

J'ai vu un jour les volontés du monde s'en aller.
Elles suivaient le même cours ― une seule flotte.
« Nous sommes dispersées maintenant. Compagnes de personne. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.


Tomas Tranströmer,

 

 

 

Quelques minutes

Le pin bas des marais tient haut sa couronne : un chiffon noir,
Mais ce qu'on voit n'est rien
à côté des racines, du système de racines disjointes, furtivement reptiles. Immortelles ou
demi-mortelles.

Je tu il elle se ramifient aussi.
Au delà de ce qu'ils veulent.
Au delà de Métropolis.

Du ciel laiteux de l'été il tombe de la pluie.
C'est comme si mes cinq sens étaient branchés à un autre être
se déplaçant avec autant d'obstination
que ces coureurs vêtus de clair dans un stade où ruisselle la nuit.


Extrait de Baltiques

 

 

 

SOMBRES CARTES POSTALES

 

I

 

L´agenda est rempli, l´avenir incertain. 

Le cable fredonne un refrain apatride.

Chutes de neige dans l´océan de plomb. Des ombres

se battent sur le quai.

 

II

 

Il arrive au milieu de la vie que la mort vienne

prendre nos mesures. Cette visite

s´oublie et la vie continue. Mais le costume

se coud à notre insu.

 

extrait : Thomas Tranströmer

 

 

/ Baltiques, I

C’était avant le temps des poteaux télégraphiques.

Mon grand-père était jeune pilote côtier. Il inscrivait dans son carnet les bateaux qu’il pilotait — noms, destinations, tirants d’eau. Quelques exemples de 1884 : Vap. Tiger Capit. Rowan 16 pieds Hull Gefle Furusund Brick Ocean Capit. Andersen 8 pieds Sandefjord Hernösand Furusund Vap. St Pettersburg Capit. Libenberg 11 pieds StettinLibau Sandhamm

Il les amenait jusque dans la Baltique, à travers cet extraordinaire dédale d’îles et d’eau. Et ceux qui se rencontraient à bord et se laissaient porter, quelques heures ou quelques jours, par la même carcasse, à quel point faisaient-ils connaissance ? Dialogues en anglais mal orthographié, entente et mésentente mais si peu de mensonges conscients.

À quel point faisaient-ils connaissance ?

Quand la brume était épaisse : visibilité réduite, vitesse limitée. D’une enjambée, la presqu’île sortait de l’invisible et se tenait à proximité.

Un beuglement toutes les deux minutes. Les yeux lisaient droits dans l’invisible.

(Avait-il le dédale en tête ?)

Les minutes passaient.

Les fonds et les îlots remémorés comme des psaumes.

Et cette sensation d’être « là et nulle part ailleurs » qu’il fallait conserver, comme lorsqu’on porte un vase rempli jusqu’à ras bord et qu’on ne doit rien renverser.

Un regard jeté dans la salle des machines.

La machine compound, aussi robuste que le coeur humain, travaillait avec des gestes délicatement élastiques, acrobates d’acier, et des parfums montaient comme d’une cuisine.

 

 

 

Las de tous ceux qui viennent avec des mots, des mots mais pas de langage, je partis pour l'île
recouverte de neige. L'indomptable n'a pas de mots. Ses pages blanches s'étalent dans tous les
sens ! Je tombe sur les traces de pattes d'un cerf dans la neige. Pas des mots, mais un langage."

 


Tomas Tranströmer


 

 

Quelques minutes

Le pin bas des marais tient haut sa couronne : un chiffon noir,
Mais ce qu'on voit n'est rien
à côté des racines, du système de racines disjointes, furtivement reptiles. Immortelles ou
demi-mortelles.

Je tu il elle se ramifient aussi.
Au delà de ce qu'ils veulent.
Au delà de Métropolis.

Du ciel laiteux de l'été il tombe de la pluie.
C'est comme si mes cinq sens étaient branchés à un autre être
se déplaçant avec autant d'obstination
que ces coureurs vêtus de clair dans un stade où ruisselle la nuit.

Tomas Tranströmer .

 


Les ratures du feu

Durant ces mois obscurs, ma vie n'a scintillé que lorsque
je faisais l'amour avec toi.
Comme la luciole qui s'allume et s'éteint, s'allume et
s'éteint_ nous pouvons par instants suivre son chemin
dans la nuit parmi les oliviers

Durant ces mois obscurs, ma vie est restée affalée et
inerte
alors que mon corps s'en allait droit vers toi.
La nuit, le ciel hurlait.
En cachette, nous tirions le lait du cosmos, pour survivre.


Tomas Tranströmer - Baltiques

 

 

 


DE LA MONTAGNE



Je suis sur la montagne et contemple la baie.
Les bateaux reposent à la surface de l'été.
« Nous sommes des somnambules. Des lunes à la dérive. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.

« Nous errons dans une maison assoupie.
Nous poussons doucement les portes.
Nous nous appuyons à la liberté. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.

J'ai vu un jour les volontés du monde s'en aller.
Elles suivaient le même cours ? une seule flotte.
« Nous sommes dispersées maintenant. Compagnes de personne. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.

                              Tomas Tranströmer




Air Mail

A la recherche d'une boîte aux lettres
je portais l'enveloppe par la ville.
Ce papillon égaré voletait
dans l'immense forêt de pierre et de béton.

Le tapis volant du timbre-poste
les lettres titubantes de l'adresse
tout comme ma vérité cachetée
planaient à présent au-dessus de l'océan.

L'Atlantique argenté et reptile.
Les barrières de nuages. Le bateau de pêcheurs
tel un noyau d'olive qu'on recrache.
Et la cicatrice blafarde du sillage.

Le travail avance lentement ici-bas.
Je lorgne souvent du côté de l'horloge.
Dans le silence cupide
les ombres des arbres sont des chiffres obscurs.

La vérité repose par terrre
mais personne n'ose la prendre.
La vérité est dans la rue.
Et personne ne la fait sienne.


   Tomas Tranströmer, Pour les vivants et les morts .

 

 

 

L'OEIL DU SATELLITE

Le sol est rugueux. Pas de miroir.
Seuls les esprits les plus grossiers
savent s'y refléter : la Lune
et l'ère glaciaire.

Entrez donc dans les brumes du dragon !
Des nuages lourds, des rues qui grouillent.
Une pluie d'âmes frémissantes.
Des cours de caserne.

Tomas Tranströmer
Baltiques
Poésie/Gallimard

 

 

ARCHIPELS EN AUTOMNE


 

Tempête

Soudain le randonneur croise là un vieux
chêne géant, pareil à un élan de pierre dont
la couronne large de plusieurs lieues fait face à la
          citadelle verdâtre de l'océan de septembre.

Tempête du nord.C'est alors que les grappes
de sorbe mûrissent. Eveillé, dans le noir, on entend
les constellations piaffer dans les stalles bien au-dessus
          des arbres.


***

SOIR-MATIN

Le mât de la lune est pourri et la voile froissée.
Une mouette plane ivre par-dessus les eaux.
Le lourd carreau de l'embarcadère a été calciné. Les
             ronces s'affaissent dans l'obscurité.

Je sors de la maison. L'aube frappe encore et encore
les barrières de pierre grise de la mer et le soleil crépite
au plus près du monde. Les dieux de l'été, à moitié
             étranglés, tâtonnent dans les brumes marines.

Tomas Tranströmer

 



Sous le point immobile de l'épave qui tournoie,
l'océan s'ébroue et gronde dans la lumière,
ronge aveuglément son frein d'herbes marines et souffle
          de l'écume sur le littoral.

La terre se couvre d'une obscurité que les chauves-souris
mesurent. L'épave s'immobilise et se change en étoile.
L'océan avance en tonnant et souffle de l'écume sur le
            littoral.

***

MEDITATION INDIGNEE

La tempête furieusement fait tourner les ailes du moulin
dans la nuit, et elle moud le néant.-- Telles sont les
    lois qui t'ôtent le sommeil
Le ventre du requin gris est ta pâle lanterne.


Les souvenirs diffus tombent jusqu'au fond de l'océan
pour s'y figer en statues singulières.-- Les algues ont
       verdi ta béquille. Ceux qui partent
en mer reviennent pétrifiés.

Tomas Tranströmer

 

 

BIEN DES PAS

Les icônes furent couchées en terre, face vers le ciel,
et la terre fut tassée
par des roues, des souliers, par des centaines de pas,
les pas pesants de milliers d'incrédules.

Je descendis en rêve dans un bassin souterrain,
    fluorescent,
une messe tumultueuse.
Quel immense désir ! Quel stupide espoir !
Et là-haut, le piétinement de millions d'incrédules.

Tomas Tranströmer



Histoire de marins.

Il y a des jours d'hiver sans neige où l'océan est
parent d'un pays de montagne, tapi dans sa parure
de plumes grises,
un court instant en bleu, de longues heures avec
des vagues comme des lynx pâles,
cherchant vainement un appui sur le gravier des plages.

Ces jours-là, les épaves quittent l'océan pour chercher
leurs armateurs, s'installer dans le vacarme de la ville.
Et des équipages de noyés s'envolent vers la terre, encore plus
légers que la fumée des pipes...

(C'est dans le Nord que courent les vrais lynx,
aux ongles affûtés et aux yeux rêveurs.
Dans le Nord, où le jour habite dans une mine,
de jour comme de nuit.
Où l'unique survivant peut s'asseoir près du poêle
de l'aurore boréale et écouter la musique de ceux
qui sont morts gelés.)

Tomas Tranströmer

 

 

 

 

 

Solitude

Ici je fus près de mourir un soir de
   février.
La voiture dérapa sur le verglas,
du mauvais côté de la route. Les
   voitures en contre sens
leurs phares – arrivaient, proches.

Mon nom, mes filles, mon travail
se détachèrent, demeurant silencieux
   loin derrière,
très loin derrière. J’étais sans nom
comme un garçon dans une cour
   d’école entouré d’ennemis.

Les voitures en contre sens avaient des
   phares puissants.
Elles m’éclairaient tandis que je
   tournais et tournais le volant
pris d’un effroi transparent, coulant
   comme du blanc d’œuf.
Les secondes grandissaient – donnant
   de l’espace –
grandes soudain comme des hôpitaux.

On aurait pu s’arrêter, quasiment,
et respirer un instant
avant de se briser. Et vint une prise :
   l’aide d’un grain de sable
ou d’un coup de vent merveilleux. La
   voiture se dégagea
et rampa à travers la route, vite.

Un poteau surgit et se brisa – un bruit
   perçant – il
vola loin dans l’obscurité.

Jusqu’à ce que tout devienne
   silencieux. J’étais assis, encore
   attaché,
je regardais quelqu’un s’approcher sous
   la neige
pour voir ce qu’il était advenu de moi.

II

J’ai parcouru longtemps
les champs gelés de l’Östergötland.
Nul homme n’était en vue, jamais.

En d’autres parties du monde
il y a des gens qui naissent, vivent,
   meurent
dans une perpétuelle bousculade.

Être toujours visible – vivre
sous un essaim de regards -
doit donner une expression du visage
   particulière.
Visage couvert d ‘argile.

Leur murmure surgit et tombe
tandis qu’ils se séparent, se partagent
le ciel, les ombres, les grains de sable.

Je dois être seul
dix minutes le matin
et dix minutes le soir.
- Sans rien à faire.

Tous font la queue chez tous.

Plusieurs.

Un.

Tomas Tranströmer

 

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3 septembre 2011 6 03 /09 /septembre /2011 12:09
Philippe Jaccottet
Choix de textes

 

L'effraie

 

La nuit est une grande cité endormie

où le vent souffle... Il est venu de loin jusqu'à

l'asile de ce lit. C'est la minuit de juin.

Tu dors, on m'a mené sur ces bords infinis,

le vent secoue le noisetier. Vient cet appel

qui se rapproche et se retire, on jurerait

une lueur fuyant à travers bois, ou bien

les ombres qui tournoient, dit-on, dans les enfers.

(Cet appel dans la nuit d'été, combien de choses

j'en pourrais dire, et de tes yeux...) Mais ce n'est que

l'oiseau nommé l’effraie qui nous appelle au fond

de ces bois de banlieue. Et déjà notre odeur

est celle de la pourriture au petit jour,

déjà sous notre peau si chaude perce l’os,

tandis que sombrent les étoiles au coin des rues.

 

(L'Effraie, éd. Gallimard, 1953)

 

Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches,

tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin

du poème, plus que le premier sera proche

de ta mort, qui ne s'arrête pas en chemin.

Ne crois pas qu'elle aille s'endormir sous des branches

ou reprendre souffle pendant que tu écris.

Même quand tu bois à la bouche qui étanche

la pire soif, la douce bouche avec ses cris

doux, même quand tu serres avec force le nœud

de vos quatre bras pour être bien immobiles

dans la brûlante obscurité de vos cheveux,

elle vient, Dieu sait par quels détours, vers vous deux,

de très loin ou déjà tout près, mais sois tranquille,

elle vient : d'un à l'autre mot tu es plus vieux.

 

(L'Effraie, éditions Gallimard)

 

Je sais maintenant que je ne possède rien

Je sais maintenant que je ne possède rien

pas même ce bel or qui est feuilles pourries

Encore moins ces jours volant d'hier à demain

à grands coups d'ailes vers une heureuse patrie

 

Elle fuit avec eux, l'émigrante fanée

la beauté faible, avec ses secrets décevants

vêtue de brume. On l'aura sans doute emmenée

ailleurs, par ces forêts pluvieuses. Comme avant

 

je me retrouve au seuil d'un hiver irréel

où chante le bouvreuil obstiné, seul appel

qui ne cesse pas, comme le lierre. Mais qui peut dire

 

quel est son sens ? Je vois ma santé se réduire

pareille à ce feu bref au-devant du brouillard

qu'un vent glacial avive, efface. Il se fait tard.

 

Que la fin nous illumine

 

Sombre ennemi qui nous combat et nous resserre

laisse-moi dans le peu de jours que je détiens

vouer ma faiblesse et ma force à la lumière

et que je sois changé en éclair à la fin

Moins il y a d'avidité et de faconde

en nos propos, mieux on les néglige pour voir

jusque dans leur hésitation briller le monde

entre le matin ivre et la légèreté du soir

Moins nos larmes apparaîtront brouillant nos yeux

et nos personnes par la crainte garrottées

plus les regards iront s'éclaircissant et mieux

les égarés verront les portes enterrées

L'effacement soit ma façon de resplendir

la pauvreté surcharge de fruits notre table

la mort prochaine ou vague, selon son désir

soit l'aliment de la lumière inépuisable

 

Prière entre la nuit et le jour

 

À l'heure vague où les fantômes en grand nombre

se pressent contre les fenêtres, ameutés

par une hésitation entre le jour et l'ombre

et menaçant de leurs murmures la clarté,

un homme prie : à ses côtés est étendue

la très belle guerrière désarmée et nue :

non loin repose l'héritier de leurs batailles,

il tient le Temps serré dans sa main comme paille ;

"Une prière dite dans la crainte, difficile

à exaucer, surtout sans le secours du dehors ;

une prière dans l'ébranlement des villes,

dans la fin de la guerre, dans l'afflux des morts :

pour que l'aurore, avec sa tendresse tenace,

pour que l'entrée de la lumière au ras des monts,

comme elle éloigne la lune légère efface

ma propre fable, et de son feu voile mon nom

 

Blessure vue de loin

 

Ah ! Le monde est trop beau pour ce sang mal enveloppé

qui toujours cherche en l'homme le moment de s'échapper

 

Celui qui souffre, son regard le brûle et il dit non,

il n'est plus amoureux des mouvements de la lumière,

il se colle contre la terre, il ne sait plus son nom,

sa bouche qui dit non s'enfonce horriblement en terre.

 

En moi sont rassemblés les chemins de la transparence,

nous nous rappellerons longtemps nos entretiens cachés

mais il arrive aussi que soit suspecte la balance

et quand je penche, j'entrevois le sol de sang taché

 

Il est trop d'or, il est trop d'air dans ce brillant guêpier

pour celui qui s'y penche habillé de mauvais papier

 

 

Parler donc est difficile, si c’est chercher… chercher quoi ?

Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses

qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent,

si c’est tresser un vague abri pour une proie insaisissable….

 

Si c’est porter un masque plus vrai que son visage

pour pouvoir célébrer une fête longtemps perdue

avec les autres, qui sont morts, lointains ou endormis

encore, et qu’à peine soulèvent de leur couche

cette rumeur, ces premiers pas trébuchants, ces feux timides

– nos paroles :

bruissement du tambour pour peu que l’effleure le doigt inconnu…

 

Chants d’en bas, dans À la lumière d’hiver, Gallimard, 1977

 

Michelle, nous avons été de ces oiseaux

Qui se frôlent, portés en flèche à la lumière,

Et se poursuivent en criant toujours plus haut

Jusqu'à l'extase, trop pareille à l'éphémère ...

- Mais plus d'images entre nous : j'ai dit en rêve

les mots qui rendent la distance un peu plus brève

entre nos corps, ces personnages infernaux ;

tu savais en former d'assez étroits anneaux

pour qu'ils exultent à en oublier leurs frontières

et la mort qui attend, curieuse, derrière ;

moi, j'étais trop souvent comme un enfant distrait,

je voyageais, je vieillissais, je te quittais,

et quand nous sommes remontés vers l'aube crue,

c'est un spectre que tu guidais de rue en rue,

là où le chant du coq ne pourrait plus l'atteindre.

Et pourtant cette ombre t'aimait ... On ne sait pas

ce que l'on trouvera là-bas pour vous étreindre ...

- Habitante de cette nuit, tu penseras

sans trop de haine à qui demeure on ne sait où

et te frôla comme un oiseau sur les paupières

puis monta, sans cesser d'apercevoir dessous

ton sourire scintiller comme une rivière...

 

(L'Effraie, éditions Gallimard)

 

 

 

Philippe Jaccottet

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3 septembre 2011 6 03 /09 /septembre /2011 12:01

    Jean-Paul de DADELSEN






DÉPASSÉ. PROVISOIREMENT

« Sombre. Mais l’espace plus vaste.
Moins de gens. Le sentier dans l’obscurité
mène-t-il vers une solitude plus vraie ?
Peut-être est-ce à cet âge, en ce lieu, ici
que se partagent les routes.

Sombres heures, journées, semaines. Ainsi
dans la plaine de ton enfance, les eaux très lisses,
très silencieuses. Et noires. Le cœur
s’est lassé de courir. À pas plus lents,
À pas presque égaux, ce cœur
nous entraîne sans bruit vers l’ampleur de la nuit.

Il ne désire plus. Ne gambade plus. Ne se cabre plus.
Mais à voix basse, dans la brise obscure, il chante encore.
Lente chanson linéaire, horizontale,
sans grincements, sans grimaces, sans cris.

Il est temps de dormir. Faut-il présentement
attendre le retour d’une aube plus mûre
pour un travail plus régulier ?
Ou faut-il déjà, faut-il vraiment, faut-il
descendre vers les rives de la grande eau souterraine ? »

1.2.57


Jean-Paul de Dadelsen, Jonas, Gallimard, Collection Poésie, 2005, pp. 144-145.

 

Jean-Paul de Dadelsen/Les vergers de Tombouctou





Notice explicative


Deux mille et onze, ô temps où des palmes sans nombre
Bruissaient, ombrageant tomates et concombres
Autour de Tombouctou,
Et des arbres mentaux, plantés par les édiles
Proposaient des vergers aux studieuses sybilles
Et aux dormeurs itou !


                                      1


J’étais sorti de mon corps endormi
J’étais debout sous l’arbre à songes
Près de la citerne à souvenirs
Le gardien me rappela que la pêche est
Interdite en cette saison et qu’il faut laisser
Mûrir les songes.


                                     2


Bel arbre que j’ai planté, arbre à réponses,
J’ai regardé souvent à la brise spirituelle
Palpiter tes feuilles doubles, pareilles
A la feuille sombre et claire du tremble.


                                     3


Il n’est pas bon de trop longtemps sortir la nuit
Dénouer sa chevelure sensible sous l’arbre à paroles.
On apprend trop de choses. À la longue cela fatigue
                Le pouvoir d’ignorer le lendemain.


                                     4


Dormeuse,
Je garde loin de toi les esprits des morts futiles,
Les pensées des voyageurs distraits, les désirs des
Vieillards affligés d’incontinence mentale.
Dormeuse, viens
Me rejoindre sous l’arbre à rencontres.
Je te dénouerai dans la lumière jaune de mon repos.
Demain tu te réveilleras
Contente.


                                     5


Les petites âmes aiment l’arbre à mensonges,
Les petites âmes vont y sécher leurs petites larmes.
Par de petits émois les petites âmes ajournent
La saison de grandir.


                                     6


Passé trente ans ne plante plus d’arbres à miroirs,
Passé quarante, taille court l’arbre à gloire,
Passé cinquante, arrose l’arbre à silence,
Pour qu’un matin, descendant au verger,
Pleuvent sur toi les fleurs de la tranquillité.


                                     7


Je t’ai attendue sous l’arbre à fidélité,
Je t’ai espérée sous l’arbre à mémoire.
Excuse-moi. J’étais bête. Ô douce, ô sage, je te
Retrouve enfin sous l’arbre du sommeil…


Jean-Paul de Dadelsen, L'Européen in Jonas suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes, Gallimard, Collection Poésie, 1962 et 2005, pp. 203-206.

 

 

 

 

(Je dédie le choix de ce poème à Samuel Rosengarten, † en 1918 et inhumé au cimetière américain du Mont Valérien, à Paris)
FT


Aux ombres

parfois penchées sur notre épaule
                                                      (ironiques ou encore sévères)

et notamment à
                      Maurice Adrey, soldat, peintre
                      Louis B., soldat
                      Richard de K.dit s., soldat, médecin
                      Jean Labril, soldat, musicien
                      Jean-Marie L., soldat


Invocation Liminaire

Ils ont habité avec nous dans la gueule de la baleine.
La baleine les a crachés sur l'autre rivage :
                                                                                          Les timides.
                                                                               Les gauchers.
                                                         Celui qui était albinos et bègue.
                                          Les myopes. Les méfiants, les malins.
                                 Et ce grand garçon qui avait toujours soif,
                                                                                                      toujours sommeil.

Regardent-ils parfois par-dessus notre épaule ?
            Depuis qu'ils sont partis, nous n'avons vu personne.
                                Sommes-nous aveugles ? Ou bien
            "spiritisme, religions de nègres", écrit,
            dans quelque périodique exquis, un Révérend Père.
                                                                               Pourtant,
s'ils regardaient, parfois, par-dessus notre épaule ?

            Ou bien quittant le rivage de la mer intermédiaire,
                       se sont-ils avancés depuis longtemps
                                 dans l'intérieur des terres spirituelles ?
            Le sorcier noir sait appeler, sait, quand elles voudraient
                       s'en aller, retenir, ramener les ombres, les âmes.
                       Qui de nous saurait appeler
                                   saurait ramener
                                                     l'ombre de John,
                                                     de Bernard,
                                                                    de Maurice ?

Jean-Paul de Dadelsen, Aux ombres, in Jonas, Jonas, suivi de Les ponts de Budapest et autres poèmes, Poésie/Gallimard, n°405, 2005, p. 87 et 88

extrait de Bach en automne

II

J’ai connu jadis les jours de marche, les ormes vers le soir énumérés
        De borne à borne sous le soleil chromatique,
L’auberge à la nuit où fument quenelles de foie et cochon frais.
Jadis à libres journées j’ai marché jusqu’à Hambourg écouter le vieux maître.
        Haendel en chaise de poste s’en est allé
Distraire le roi de Hanovre ; Scarlatti vagabonde dans les fêtes d’Espagne.
            Ils sont heureux.

Mais à quoi serviraient les pédales des orgues, sinon
        À signifier la route indispensable ?
Sur ce chemin de bois, usé comme un escalier, chaque jour, que ce fût
Sous les trompettes de Pâques ou les hautbois jumeaux de Noël,
        Sous l’arc-en-ciel des voix d’anges et d’âmes,
De borne à borne répétant mon terrestre voyage, j’ai arpenté
        La progression fondamentale de la basse.

Au-dessus de la route horizontale par où les négociants partent non sans péril
        Marchander aux échoppes de Cracovie
les perruques, les parfums, les peaux apportées des éventaires de Novgorod,
Seule l’alouette s’élance dans la verticale divine.
        Avant qu’à la suite de son Soleil
Hors de la tombe, de l’ordre, de la loi, l’âme éployée ne parvienne à jaillir.
        La terre apprise avec effort est nécessaire.

 

 

VI
SUR LE NOM DE BACH1


Dans la gamme couleur d’automne de si bémol mineur, descend
Cette première marche jusqu’à la note sensible ! Le nom alors se hisse
Jusqu’à do, le niveau de la réalité. Et, de nouveau, du même demi-ton
                        Retombe
Sur ce si dont la vibration suspendue appelle une nouvelle ascension.
Le clavier est l’image du monde. Comme l’échelle de Jacob
            Il nous traverse de bout en bout.

Regarde la corde tendue sur son frêle berceau de bois : chaque montée,
Même d’un dièse, augmente son effort. Mais pour descendre, simplement
            Relâche sa contrainte !
Gamme qui s’élève avec peine, telle la femme de Loth, regardant en arrière, et
Sitôt qu’elle cède à sa pente, devient plus lasse encore, plus tendre aussi plus
Condamnée, plus entraînée vers les eaux de l’amertume et de la séparation.
            Que suis-je, livré à moi-même ?

1Dans la notation allemande, B = si bémol ; A = la ; C = do ; H = si naturel. Ainsi traduit le nom de Bach constitue un thème en si bémol mineur, qu’il a utilisé comme comme troisième thème dans la grande fugue inachevée de l’Art de la Fugue.

Jean-Paul de Dadelsen, Jonas, suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes, P

 

 

Qu’as-tu fait de ton frère Maurice ?

J’étais ailleurs. Je n’ai rien entendu.
            Je n’écoutais pas. Je me regardais dans un miroir.
            Ce n’est pas moi qui ai ouvert le gaz.
            Je n’ai rien fait pour mon frère Maurice.

Ombre, qu’ai-je à t’offrir ?
                            Quel pain ?
            Je n’ai pas défriché, pas labouré, je n’ai pas semé,
            Je n’ai tracé que des chemins de poussière et
            mon sillage parfois sur la mer qui oublie tout passage.
            Quel pain, sinon de ténèbre et de séparation ?
                            Quelle eau ?
            Je n’ai pas marché vers les eaux désirables,
            je n’ai pas de quoi te donner à boire.

Jean-Paul de Dadelsen, Aux ombres, in Jonas, Jonas, suivi de Les ponts de Budapest et autres poèmes, Poésie/Gallimard, n°405, 2005, p. 91 et 92.

 

 

 


*****

DÉPASSÉ. PROVISOIREMENT

Sombre. Mais l’espace plus vaste.
Moins de gens. Le sentier dans l’obscurité
mène-t-il vers une solitude plus vraie ?
Peut-être est-ce à cet âge, en ce lieu, ici
que se partagent les routes.

Sombres heures, journées, semaines. Ainsi
dans la plaine de ton enfance, les eaux très lisses,
très silencieuses. Et noires. Le cœur
s’est lassé de courir. À pas plus lents,
À pas presque égaux, ce cœur
nous entraîne sans bruit vers l’ampleur de la nuit.

Il ne désire plus. Ne gambade plus. Ne se cabre plus.
Mais à voix basse, dans la brise obscure, il chante encore.
Lente chanson linéaire, horizontale,
sans grincements, sans grimaces, sans cris.

Il est temps de dormir. Faut-il présentement
attendre le retour d’une aube plus mûre
pour un travail plus régulier ?
Ou faut-il déjà, faut-il vraiment, faut-il
descendre vers les rives de la grande eau souterraine ?

________________________________________________________________


1.2.57   

****

BACH EN AUTOME      

VI
SUR LE NOM DE BACH1


Dans la gamme couleur d’automne de si bémol mineur, descend
Cette première marche jusqu’à la note sensible ! Le nom alors se hisse
Jusqu’à do, le niveau de la réalité. Et, de nouveau, du même demi-ton
                        Retombe
Sur ce si dont la vibration suspendue appelle une nouvelle ascension.
Le clavier est l’image du monde. Comme l’échelle de Jacob
            Il nous traverse de bout en bout.

Regarde la corde tendue sur son frêle berceau de bois : chaque montée,
Même d’un dièse, augmente son effort. Mais pour descendre, simplement
            Relâche sa contrainte !
Gamme qui s’élève avec peine, telle la femme de Loth, regardant en arrière, et
Sitôt qu’elle cède à sa pente, devient plus lasse encore, plus tendre aussi plus
Con*****ée, plus entraînée vers les eaux de l’amertume et de la séparation.
            Que suis-je, livré à moi-même ?

1Dans la notation allemande, B = si bémol ; A = la ; C = do ; H = si naturel. Ainsi traduit le
nom de Bach constitue un thème en si bémol mineur, qu’il a utilisé comme comme troisième thème
dans la grande fugue inachevée de l’Art de la Fugue.

Jean-Paul de Dadelsen, Jonas, suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes, Poésie/Gallimard
n° 405, 2005, p. 31


*****
Extrait de Bach en automne
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II


J’ai connu jadis les jours de marche, les ormes vers le soir énumérés
       De borne à borne sous le soleil chromatique,
L’auberge à la nuit où fument quenelles de foie et cochon frais.
Jadis à libres journées j’ai marché jusqu’à Hambourg écouter le vieux maître.
       Haendel en chaise de poste s’en est allé
Distraire le roi de Hanovre ; Scarlatti vagabonde dans les fêtes d’Espagne.
            Ils sont heureux.

Mais à quoi serviraient les pédales des orgues, sinon
       À signifier la route indispensable ?
Sur ce chemin de bois, usé comme un escalier, chaque jour, que ce fût
Sous les trompettes de Pâques ou les hautbois jumeaux de Noël,
       Sous l’arc-en-ciel des voix d’anges et d’âmes,
De borne à borne répétant mon terrestre voyage, j’ai arpenté
       La progression fondamentale de la basse.

Au-dessus de la route horizontale par où les négociants partent non sans péril
       Marchander aux échoppes de Cracovie
les perruques, les parfums, les peaux apportées des éventaires de Novgorod,
Seule l’alouette s’élance dans la verticale divine.
       Avant qu’à la suite de son Soleil
Hors de la tombe, de l’ordre, de la loi, l’âme éployée ne parvienne à jaillir.
       La terre apprise avec effort est nécessaire.

Jean Paul de Dadelsen

 


Invocation Liminaire

Ils ont habité avec nous dans la gueule de la baleine.
La baleine les a crachés sur l'autre rivage :
                                                                                          Les timides.
                                                                               Les gauchers.
                                                         Celui qui était albinos et bègue.
                                          Les myopes. Les méfiants, les malins.
                                 Et ce grand garçon qui avait toujours soif,
                                                                                                      toujours sommeil.

Regardent-ils parfois par-dessus notre épaule ?
            Depuis qu'ils sont partis, nous n'avons vu personne.
                               Sommes-nous aveugles ? Ou bien
            "spiritisme, religions de nègres", écrit,
            dans quelque périodique exquis, un Révérend Père.
                                                                               Pourtant,
s'ils regardaient, parfois, par-dessus notre épaule ?

            Ou bien quittant le rivage de la mer intermédiaire,
                      se sont-ils avancés depuis longtemps
                                 dans l'intérieur des terres spirituelles ?
            Le sorcier noir sait appeler, sait, quand elles voudraient
                      s'en aller, retenir, ramener les ombres, les âmes.
                      Qui de nous saurait appeler
                                  saurait ramener
                                                    l'ombre de John,
                                                    de Bernard,
                                                                   de Maurice ?

Jean-Paul de Dadelsen, Aux ombres, in Jonas,

 

 

 


Commence, recommence n'importe où !
Il importe désormais
seulement que tu fasses chaque jour
un quelconque travail, un travail
fait seulement avec attention, avec
honnêteté. Il importe seulement
que tu apportes à bâtir indéfiniment la réalité
(jamais finie) ta très très petite part quotidienne...
A travers la lunette ou par l'oeil encore unique
tu vois lentement, en détail très mal,
au total ssez bien. Assez pour t'orienter.
Assez pour savoir marcher, le chemin qui peu à peu
se découvre. Assez pour tant bien que mal
faire ta part. D'ailleurs, en fait ,
importe-t-il, le détail du travail ?
le détail des formes du pied dans le sable,
ou bien le but où tu finis tard, ssez las,
où tu finis peut-être, parfois pour arriver ?
Mais il n'y a pas de but non plus.
Le but recule toujours vers les sables non atteints.

J.P.de Dadelsen (Poésie/ Gallimard

 

 

 

Bach en automne n°IV


Le ciel au soir est vert. A la lisière du bois les chevreuils
Viennent humer au loin les villages roux de feuilles et de fumées.
Bientôt, quand avec la nuit tombera le vent de Pologne,
                La brume montera des prés.

Le regard du faon découvre trois lieues de plaine sans refuges.
Autour du sommeil des hameaux les barrières vermoulues n'arrêtent
               Ni les reîtres ni la peste.

Le monde dans l'espace et la durée étale sa placidité.
J'ai lu longtemps dans ce livre perpétuel. Autrefois j'ai décrit
Les gambades au mois de mai du jeune agneau,
                  Le vol instable des émouchets.

Je ne décrirai plus. Tout est nombre. l'arbre,
Rivière de feuilles ou noir de gel, entre la terre et le ciel instaure
                   Une figure permanente.

Le monde est au repos, dit-on; les princes sont en paix, peut-être,
Entre la nue basse et l'horizon convexe s'éloigne une gloire exténuée
De lumière inaccessible. le monde à travers fastes et largesses demeure
                   Etabli dans l'exil.

Il faut rentrer. L'haleine de la nuit descend sur nos visages aveugles.
L'âme écoute approcher tes pas ; entre chez nous, Seigneur ;
                   Il se faut tard.

Jean-Paul de Dadelsen
Jonas

Poésie/ Gallimard

 

 



                                              Seigneur donnez-moi seulement,
sur mon opacité, mon absence, mon vide,
Seigneur, ah laissez seulement tomber
    comme derrière le char de la moisson on laisse à glaner à ces gens
de peu qui n'ont su amasser nul bien,
    laissez jusqu'à moi, Seigneur, tomber un peu de
                                                Votre lumière.


    Seigneur, je ne sais plus, je ne sais pas si c'est moi ou vous
qui faites ou qui fais ces ténèbres du langage ces ténèbres où
je chemine comme en un cauchemar,
    je ne sais plus Seigneur si je suis moi ou vous ah Seigneur,
jetez-moi à bas de l'arbre, arrachez-moi à la branche malingre,
offrez-moi à piétiner aux bêtes, cassez-moi comme une noix
creuse, ouvrez-moi,
    qu'un peu de votre lumière tombe sur mon absence et le
creux de ma moisson manquée
                                                   Et pourtant Seigneur
je suis Vous, je suis une goutte infime de la même mer que
les saints et les anges, je suis un fil de la même tunique sans
couture

Jean Paul de Dadelsen

 

 



Les travaux qui ne sont pas faits, ils se feront plus tard.
La nuit rouvre en secret les portes d’un pays ancien.
Guitare, que la main gratte, que la paume légèrement
    frappe, que le doigt
          pince pour la faire brièvement gémir et
             se résigner.
    Guitare, presque fontaine.
A l’homme qui y jette un caillou, elle répond
par l’onde toujours plus ample de la mélancolie.
La mélancolie n’est pas une plainte, mais un lieu.



    Ai-je dit
les gendarmes venus pour la réquisition, la banque de
crédit et d’investissement, l’argent perdu aux dés avec
les fils de chienne enculée de la Compagnie des Autobus,
le maïs brûlé, l’enfant mort ? Ai-je crié ? Imploré ?
       Je dis la nuit, je dis l’absence
même d’une brise dans les arbres qui dorment sans rêves,
différents en ceci de l’homme, je dis
la corde pincée, ce creux frappée de la paume,
ce gémissement arrêté, recouvert de silence,
et comme lorsque l’on plonge une épuisette dans la rivière
si profonde qu’elle coule sans bruit aucun,
la guitare jusqu’au bord même et même
à déborder en flots sourds, la guitare présentement
      remplie de nuit.

Jean-Paul de Dadelsen
                                                                              janvier 55

 

 



                                          Quelle âme ? Qel Eternel ?
          Belle âme en vérité, faite de vent et d'ordure !
Ô Sulamite, toute béante vers un Dieu qui te remplisse,
Un Dieu tantôt satyre net tantôt pain d'épices ! On le connait ton Dieu !
          Il s'appelle Nombril.
Qui, sinon Moi, adore le vrai Dieu dans sa perfection première
          D'avant ce carnaval
De plan divin, de rédemption, d'amour offert ou refusé ?
          Âme, soeur de Rigel, voici l'heure
De rejoindre Abraham aux sphincters fatigués dont sortirent tant de rois
          De prêtres, de Messies; voici l'heure
Ô fourmi de laboratoire, ô souris blanche, de repartir
          Vers la douteuse issue des dédales simplets de
Dieu sait quelle expérience que tout à l'heure Il efface et
          Recommence. Moi, je ne subis pas.
Moi seul pour le repos,de tous travaille vers le jour
          Où Dieu renait à la perfection du Non-Être.

Ange de la mélancolie, que puis-je contre toi ?
            Tu me connais mieux que moi-même

Jean-Paul de Dadelsen, Jonas
Poésie/ Gallimard


 

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Il y a beau temps que le soir est tombé...


Il y a beau temps que le soir est tombé
Il y a beau soir que le ciel est plombé
Il y a beau ciel qu’est partie la lumière,
Il y a beau jour qu’est tarie la rivière.

Voici cet oiseau passer bas sous la nue
Il faut partir et rentrer dans le noir
Il n’est plus temps de chanter dans la rue
Il est trop tard pour causer dans le soir.

Les arbres dorment comme un corps inerte,
Un papillon se hâte vers sa perte.
Seul, sans recours, il faut fermer les yeux
Et tout au fond du noir creuser vers Dieu.

 

 

Jean-Paul de DADELSEN, Jonas.

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Étude II

 

Bientôt à longs meuglements les bateaux sur le fleuve
lancé vert à nouveau entre les peupliers retrouveront
la brise du sud au nord raidissant leurs drapeaux ;
dans les vestiges de la forêt carolingienne
la feuille enroulé minusculement tendre mais
verte avant le soleil de toute la dureté de sa patience
percera le bois mort.

 

D’Égypte où elle montrait son croupion aux touristes
la cigogne reviendra estiver parmi les grenouilles rescapées ;
le confiseur du village mettra en vitrine ses
lapins de sucre rose à longues oreilles fertiles ;
déjà de son museau fourré méticuleusement la taupe
retourne la terre à nouveau meuble et dégage
les colonies de vers blancs de ses garde-manger ;
les bonnes femmes au cimetière iront repiquer des pensées.

 

Une fois encore, ô cœur, parviendrons-nous,
à balayer les décombres de notre hivernage ?

 

Jean-Paul de Dadelsen, Goethe en Alsace et autres textes

 

 

Il y a beau temps que le soir est tombé

Il y a beau soir que le ciel est plombé

Il y a beau ciel qu'est partie la lumière

Il y a beau jour qu'est tarie la rivière

 

Voici cet oiseau passer bas sous la nue

Il faut partir et rentrer dans le noir

Il n'est plus temps de chanter dans la rue

Il est trop tard pour causer dans le soir

 

Les arbres dormrnt comme un corps inerte

Un papillon se hâte vers sa perte

Seul, sans recours, il faut fermer les yeux

Et tout au fond du noir creuser vers Dieu

 

_________________________________________________________

 

Femmes de la Plaine

Les religieuses à grosses joues rouges, à gros mollets, à gros derrière le dimanche descendent chez l'oncle vigneron manger de la tarte aux prunes.
Il fait bleu depuis le sommet des monts jusqu'au bas des coteaux.
Mais tout cela c'est la montagne dont parfois nous autres gens de la plaine nous voyons au loin une fenêtre heureuse briller dans un instand de soleil.
La plaine, c'est autre chose.
Entre les joncs, parmi les roseaux glissent à long fil d'argent et noires glissent les eaux dormantes, les eaux profondes où parfois une servante se noie pour n'avoir pas épousé le fils du meunier, du maire ou du maréchal.
Glissent les eaux dormantes sous la chaleur de juillet équatorial et la cigogne sur ses ailes étales c'est en vain qu'elle survole une demi-lieue de champs, tout est sec.
Les genouilles d'herbe se sont blotties sous les feuilles.Mais les eaux glissent profondes pourtant habitées de carpes, de brochets, de fantômes, de songes.
Toi qui debout sur la berge regardes et sans armes vois passer sans bruit, vois planer la buse, et le lapereau, toi qui regardes l'eau noire, qu'espère-tu donc ?

Jean-Paul de DADELSEN 

 

 

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28 août 2011 7 28 /08 /août /2011 14:01

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