Je dénonce ma vie et j'y reste
par désarroi ou par malice,
par vaillance et par sot plaisir.
Je me déjuge et me dénude.
Je me déborde, inachevé.
Je me dénombre, impossible.
Je ne sais plus ce que je cherche,
poursuivant sans avancer
une ascension parmi la terre
jusqu'à la source incertaine,
par le désert et les orages,
parmi les feux et les nuées,
sans renfort, sans reprendre haleine,
d'une dérive à l'autre dérive
et toujours dans l'angle inscrit.
Un jour peut-être, de l'autre côté,
je pourrais m'élever sans encombre
parmi les mains blanches de la lumière.
Épitaphe
(Premier poème, septembre 1938)
Quand je remettrai mon ardoise au néant
un de ces prochains jours
il ne me ricanera pas à la gueule
mes chiffres ne sont pas faux
ils font un zéro pur.
Viens mon fils dira-t-il de ses dents froides
dans le sein dont tu es digne.
Je m’étendrai dans sa douceur.
Épitaphe
Lorsque je serai mort, avec de la poussière
sur les buis - et les chiens joueront avec les enfants,
personne n'est en faute - le soleil
luira dans l'étang pour se délasser,
au matin sur les plates-bandes une buée perle ;
emmêlé avec les plantes je croîtrai parmi elles,
éparpillé avec les graines, délivré.
Tout sera en ordre, ni plus ni moins. La nature
brouille les pistes, poursuit ses jeux, elle rit.
Bienveillante avec d'autres, il le faut croire,
jusqu'à les lâcher quand il lui plaît.
Mais quel tremblement dans vos voix sera-t-il
demeuré,
de ma voix qui avait parlé pour vous ?
Comme si quoi
Comme si la mort savait conclure.
Comme si la vie pouvait gagner.
Comme si la fierté était la réplique.
Comme si l'amour était en renfort.
Comme si l'échec était une épreuve.
Comme si la chance était un aveu.
Comme si l'aubépine était un présage.
Comme si les dieux nous avaient aimés.
Je ne peux entendre la musique de l'être.
Je n'ai reçu le pouvoir de l'imaginer.
Mon amour s'alimente à un non-amour.
Je n'avance qu'attisé par son refus.
II m'emporte dans ses grands bras de rien.
Son silence me sépare de ma vie.
Être sereinement brûlant que j'assiège.
Quand enfin je vais l'atteindre dans les yeux,
sa flamme a déjà creusé les miens, m'a fait cendres.
Qu’importe après, le murmure misérable du poème.
C'est néant cela, non le paradis.
Pauvres petits enfants
Pauvre petit enfant, le chien boitait... Qui l'avait
fait qui tremble, qui tremblait, la babine posée drôlement sur la terre mouillée, qui regardait...
Les enfants cruels l'ont tapé, le chien enfant ; l'ont fait
couchant, les yeux salis sur la terre blessée, il pleut...
N'osant pas oser plus qu'avoir peur et tressaillir, ne
sachant pas oser répondre à ma tendresse qui l'appelait
- qui avait besoin tellement d'un regard confiant
et ami, ô chien enfant ! O ne pouvant pas - jamais
savoir, au-delà de souffrir, aimer et jouer... O injuste
misère de l'enfant qui tremble et qui jamais ne pourra
savoir protester et vivre-rire.., et qui a peur et qui
poursuit, les yeux blessés, enfant ou chien et homme,
sans rémission, ô malheur et malheur et larmes sans
rémission de la souffrance éternellement innocente.
27 mai 1951
Une fumée
La vie se rassemble à chaque instant
comme une fumée sur le toit.
Comme le soleil s'en va des vallées
comme un cheval à larges pas,
la vie s'en va.
O mon désastre, mon beau désastre,
ma vie, tu m'as trop épargné.
Il fallait te défaire au matin
comme un peu d'eau ravie au ciel,
comme un souffle d'air est heureux
dans le vol bavard des hirondelles.
Rite de passage
Du ciel vient le son d'une rose qui s'entrouvre.
J'étouffe horriblement… Des vols d'ange.
En fermant les paupières, j'aperçois
plein de personnes dans la chambre,
qui marmottent qui marmottent
sans me perdre des yeux.
On aura prononcé les paroles qu'il faut,
les vieilles femmes et le prêtre. Des enfants chuchotent
parce qu'une hirondelle joue entre les piliers.
Tout le monde sera là, de la commune et ses écarts,
hormis le voisin, ce vieux chien qui sera damné,
mais je lui pardonne.
L’irruption des mots
Je ris aux mots. J’aime quand ça démarre,
qu’ils s’agglutinent, et je les déglutis
comme cent cris de grenouille en frai.
Ils sautent et s’appellent,
s’éparpillent et m’appellent
et se rassemblent et je ne sais
si c’est Je qui leur réponds ou eux encore
dans un tumulte intraitablement frais
qui vient sans doute de nos profondes lèvres,
là-bas où l’eau du monde m’a donné vie.
Je me vidange quand m’accouchent ces dieux têtards.
Je m’allège et m’accroîs par ces sons qui dépassent,
issus d’un au-delà, presque tout préparés.
J’en fais le tour après, enorgueilli,
ne me reconnaissant qu’à peine en ce visage
qu’ils m’ont fait voir et qui parfois m’effraie,
car ce n’est pas moi seul qui par eux me démange.
27 janvier 1948
André Frénaud
Je dénonce ma vie et j'y reste
par désarroi ou par malice,
par vaillance et par sot plaisir.
Je me déjuge et me dénude.
Je me déborde, inachevé.
Je me dénombre, impossible.
Je ne sais plus ce que je cherche,
poursuivant sans avancer
une ascension parmi la terre
jusqu'à la source incertaine,
par le désert et les orages,
parmi les feux et les nuées,
sans renfort, sans reprendre haleine,
d'une dérive à l'autre dérive
et toujours dans l'angle inscrit.
Un jour peut-être, de l'autre côté,
je pourrais m'élever sans encombre
parmi les mains blanches de la lumière.
André Frénaud
DEPLACEMENT DU VILLAGE
Linteaux et corbeaux, voûtes et clés,
demeures inébranlables articulées….
et embarras de pierres taillées aujourd’hui,
entraînées là, entassées là, recouvertes,
carrière mal famée, offert
à qui veut fouir sous les amas,
- avec amour – à la dépote.
ANCIENNE MÉMOIRE
à Jean Bazaine
Déjà, le front contre la pierre,
de mille années je me souviens.
De la France jeune, juchée sur les collines,
de la soupe épaisse et des creux d’eau dormante,
des cultures enclavées dans les forêts approfondies,
des premières vendanges et des nouveaux promus,
de la lumière étonnée de la lune pleine,
de l'éclat matinal du manoir et de la métairie,
des poires en espalier et des viviers sans nulle peine,
des corbeaux patrouillant et de leurs cris d'effroi,
du feu qui s'envolait de la vierge vaincue,
de la neige sur les épines où l’on s'enfonce,
des aubes malicieuses et des couchants salis,
du grand soleil reverdissant la montagne,
du long courage des grands-parents,
de la finesse du bois travaillé,
des abdications et de l'honneur,
de la mort très ancienne,
de la douleur quotidienne,
de l'amour amer,
du bonheur pâli,
de toi de moi, si peu que rien.
André Frénaud.
Pour ne rien perdre de ma vie (extrait)
[...]
Je me hâte, impatient de prendre et fuyard.
Je tâtonne à travers tout ce qui m'attire.
Trop épris de mille cris pour m'entendre.
Trop captivé par tous les yeux pour m'éclairer.
Rêveur trop hardi pour bien jouir,
je dois être entraîné dans une roue plus profonde.
Que je sois réduit en statue obscure.
Je m'y risquerai.
Pour forcer un désir plus haut,
j'ai dilapidé mes désirs,
voulant dépenser mes faiblesses
pour gagner mieux.
Je me suis dessaisi sans regrets
des plaisirs trop vite froids.
J'ai oublié mes défenses,
trompé les nœuds, haussé mes forces
jusqu'à l'amour.
[...]
André Frénaud
:
l'ordre
Assurances en tous genres, je garantis le vent,
les cornes du taureau et vos âmes paisibles.
Je garde la brise de devenir tempête
et la folie d’emplir de ses lunes les yeux des femmes.
Je maintiens les héritages, vous défends
contre la grivèlerie de l'étranger
aux détours pernicieux,
les retours d'amour fou,
et ce déboulé de frénésie, la justice.
La prime vous plaira : je ne prends que les songes.
André Frénaud,
(extraits de l’Étape dans la clairière)
Parfois pourtant, échappée à l'abîme,
pour le déjouer ou pour le jouer,
la beauté se trouvait là tout d'un coup
à la lisière des collines sur un chemin dans l'herbe,
la lumière comme jamais vue.
Pour nous rafraîchir, la lustrale lumière.
Pour nous faire supporter en attendant.
O merveille, ô rémission éteinte.
Pourquoi demeurer là, si nous sommes perdus ?
Ne manquent pas la corde, ni les arbres.
Je dénie les pouvoirs d’un vécu sans recours.
Je dénonce l’irrécusable.
Je crée mon verbe, je le constitue démenti.
Et je nais à nouveau dans l’exultation de la rage.
André Frénaudp.172.
La vie comme elle tourne
et par exemple
Ça va, ça tourne, c’est débrayé,
depuis toujours ça tourne mal.
Les parties nobles, les parties douces,
la matière grise,
Les nouveau-nés, les chevronnés, les charlatans,
les désolés, les acharnés, les ortolans,
les magiciens, mécaniciens et les fortiches,
tout est égal et fait du vent.
Tout se dépose et sous la langue fait amertume.
Corps rechignés, amour rendu.
À roue qui tourne, éclats, fumées.
Cela donne soif, faut en convenir.
Ça vous complique et vous recuit.
Ça vous alarme, ça vous suffoque.
Tout se morfond et se déglingue ou se raidit.
Se prend, s’enfonce. Vas-y. Va-t’en. La joie, la frime.
La folie calme et les grands cris. Ça prend confiance.
Ça va venir. Parties honteuses, le cœur ballant.
Rêverie pleine et la dent creuse.
Le corps brûlant. Ça reprend vie.
Ça va venir… T’émerveilla…
Tout est pour rien
Tout vaut pour rire.
André Frénaud,
Sur la route
Douce détresse de l’automne,
des abois très lointains,
une échauffourée de nuages, comme un remuement
de souvenirs qui se cachent.
Et la lisière des peupliers pour donner figure
à la lumière qui va venir.
•
Les paysans, le pays
Acharnés sur les labours, oui mais
la récolte n’est pas engrangée, notre vie
non plus n’est perdurable, les enfants
périront comme les pères-grands, la mort,
avec la terre est là, d’origine,
pour chauffer de nouveaux épis,
qui donneront vie,
ceux-là cessent.
André Frénaud,.
La lettre première
Et si le chuintement initial
par les très sages bouches
aspiré
– à grandes bouffées d’images énigmatiques,
s’articulant –
si la promesse perpétuée
révélatrice inlassable,
se dissipait ?
•
La double origine du langage
à Alain Lévêque
Le perdu inoubliable, inconnu,
le sein où j’avais part, originel,
j’essaie avec ma langue,
et cette rumeur dans l’oreille qu’elle fomente
et qu’il me semble reconnaître,
de recouvrer – oh ! je tâtonnerai – une parole
où être aspiré, respirer,
où me dissiper dans la mer.
... Où si le discours qui s’acharne,
qui s’arrache de ma bouche,
venait d’un élan sans cesse intimidé,
– et qui se hérisse d’autant plus, qui raffine,
que je n’y arrive pas ! –
pour mimer
la syllabe initiatrice,
dominatrice,
lorsque le père émit
l’univers en mouvement,
où je figure au rôle, ces jours-ci,
d’où je parle.
André Frénaud