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10 mai 2012 4 10 /05 /mai /2012 07:00

RENE DEPESTRE 


René Depestre

 

Minerai noir

 

Quand la sueur de l'Indien se trouva brusquement tarie par le soleil
Quand la frénésie de l'or draina au marché la dernière goutte de sang indien
De sorte qu'il ne resta plus un seul Indien aux alentours des mines d'or
On se tourna vers le fleuve musculaire de l'Afrique
Pour assurer la relève du désespoir
Alors commença la ruée vers l'inépuisable
Trésorerie de la chair noire
Alors commença la bousculade échevelée
Vers le rayonnant midi du corps noir
Et toute la terre retentit du vacarme des pioches
Dans l'épaisseur du minerai noir
Et tout juste si des chimistes ne pensèrent
Au moyen d'obtenir quelque alliage précieux
Avec le métal noir tout juste si des dames ne
Ręvèrent d'une batterie de cuisine
En nègre du Sénégal d'un service à thé
En massif négrillon des Antilles
Tout juste si quelque curé
Ne promit à sa paroisse
Une cloche coulée dans la sonorité du sang noir
Ou encore si un brave Pčre Noël ne songea
Pour sa visite annuelle
A des petits soldats de plomb noir
Ou si quelque vaillant capitaine
Ne tailla son épée dans l'ébčne minéral
Toute la terre retentit de la secousse des foreuses
Dans les entrailles de ma race
Dans le gisement musculaire de l'homme noir
Voilà de nombreux sičcles que dure l'extraction
Des merveilles de cette race
Ô couches métalliques de mon peuple
Minerai inépuisable de rosée humaine
Combien de pirates ont exploré de leurs armes
Les profondeurs obscures de ta chair
Combien de flibustiers se sont frayé leur chemin
Ŕ travers la riche végétation des clartés de ton corps
Jonchant tes années de tiges mortes
Et de flaques de larmes
Peuple dévalisé peuple de fond en comble retourné
Comme une terre en labours
Peuple défriché pour l'enrichissement
Des grandes foires du monde
Műris ton grisou dans le secret de ta nuit corporelle
Nul n'osera plus couler des canons et des pičces d'or
Dans le noir métal de ta colère en crues.

(René Depestre, Minerai Noir, 1956)

 

 

à Jorge Amado

La poésie, c’est notre père qui arrive un soir
Sous une pluie torrentielle, et qui nous chante
Une complainte qu’il a composée pour une petite
Cuillčre en argent.
Notre pčre voulait arręter la pluie de septembre
avec une petite
cuillère, et la pluie a retourné son esprit
comme un vieux pantalon.
La poésie, c’est :
Un pčre haďtien qui perd la raison
Pour une petite cuillčre mise en chanson
Sous une pluie qui pousse avec rage
Tout prčs de notre enfance !


 


Un vin seigneur des Corbičres
poezie [ ]

 

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Originaire d’une vendange joyeuse,
en fűt de chęne, le vin vieillit en beauté
au château de Philippe Quintilla.
Ce vin rafraîchit les étés,
il rend chaudes les nuits d’hiver.
Ŕ Lézignan, il est châtelain des Corbičres.
Il est seigneur du Cers et du Marin.
Quant à la langue, il parle occitan et français :
son pouvoir de ręve et de tendresse
est une fęte et de l’esprit du corps.

Lézignan-Corbičres, 2006

(René Depestre, Počmes inédits, in Rage de vivre, 2006)

Un chant pour Aimé Césaire
poezie [ ]

 

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Un dernier volcan est arrivé Césaire
A chaque poème il renaît de ses cendres
pour redonner des ailes au ręve caraďbe.
Au nord des počtes, au sud de tous les mots
Césaire a le poids d’un grand matin de soleil.
Sa lumičre est attendue dans le tumulte
d’une famille de feuilles qui ne tombent jamais.
Plus libre que la flambée des saisons
il habite l’air chaud du vrai ciel des hommes,
sur le dos du mot Martinique, sans escale,
il traverse les plus grands froids du monde.
Entre étoile et mort son orient fraternel
lčve des trésors ŕ l’horizon de nos malheurs.
Merci frčre pour ce grand côté solaire en toi,
merci pour le galop du fier petit cheval
qui arrive en tęte ŕ la course des marées.
Césaire plus glorieux tam-tam que jamais,
maître du satellite auquel nous confions
les voyages de nos meilleurs arbre ŕ pain.
Je chante Césaire, je ris, je danse de joie
pour l’homme entęté de racines et de justice,
je chante la force émerveillée du počte
qui convoie la sčve ŕ la cime du fromager.

Paris, le 10 décembre 1982.

(René Depestre, Soleil éclaté, Mélanges offerts ŕ Aimé Césaire ŕ l’occasion de son soixante-dixičme anniversaire, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1984)

 

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(En hommage à Léopold Sédar Senghor)

À mesure que les années
Mon cœur vous regarde avec des yeux tout autres.
Ce matin d’été, Sédar Senghor, vous voici
présent au soleil qui se lève sur ma maison
Salut, mon frère en lumière, salut
à vos mains qui ont célébré
la chair la plus noire de la beauté.

À l’heure où l’homme est un danger
pour mon mimosa en fleurs
et pour mon canari qui se tait
et un danger plus grave encore
pour tout homme qui moissonne comme vous
des épis pour la liberté, salut
à vos poèmes allumés dans le pain du monde.

Ô poète que le Christ a gagné
à son marathon sans fin sur la terre,
nègre grammairien puissant des fleurs,
dompteur joyeux de ses diplômes,
mon frère de sang élu à l’académie
des blés et des vins de palme, je vous salue
par la sève qui monte en flamme sous ma peau!

Inédit

Lézignan-Corbières
Le 9 août 1987

(René Depestre, Éthiopiques, numéro spécial 48-49)


Romancero d’une petite lampe
poèmes [ ]

 

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"Pour qu'avant que la nuit n'engloutisse le monde
Tu fasses voir ta petite lampe : de l'avant donc, va!"
Claude McKay

Il n'y a de salut pour l'homme
Que dans un grand éblouissement
De l'homme par l'homme je l'affirme
Moi un nègre inconnu dans la foule
Moi un brin d'herbe solitaire
Et sauvage je le crie à mon siècle
Il n'y aura de joie pour l'homme
Que dans un pur rayonnement
De l'homme par l'homme un fier
Élan de l'homme vers son destin
Qui est de briller très haut
Avec l'étoile de tous les hommes
Je le crie moi que la calomnie
Au bec de lièvre a placé
Au dernier rang des bêtes de proie
Moi vers qui toujours le mensonge
Braque ses griffes empoisonnées
Moi que la médiocrité poursuit
Nuit et jour à pas de sanglier
Moi que la haine dans les rues
Du monde montre souvent du doigt
J'avance berger de mes révoltes
J'avance à grands pas de diamant
Je serre sur mon cœur blessé
Une foi si humaine que souvent
La nuit ses cris me réveillent
Comme un nouveau-né à qui il faut
Donner du lait et des chansons
Et tendrement la nuit je berce
Mon Hélène ma foi douce ma vie tombe
En eaux de printemps sur son corps
Je berce la dignité humaine
Et lui donne le rythme des pluies
Qui tombaient dans mes nuits d'enfant
J'avance porteur d'une foi
Insulaire et barbue bêcheur
D'une foi indomptable indomptée
Non un grand poème à genoux
Sur la dalle de la douleur
Mais une petite lampe haïtienne
Qui essuie en riant ses larmes
Et d'un seul coup d'ailes s'élève
Pour être à tout jamais un homme
Jusqu'aux confins du ciel debout
Et libre dans la verte innocence
De tous les hommes!

Occident chrétien mon frère terrible
Mon signe de croix le voici :
Au nom de la révolte
Et de la justice
Et de la tendresse
Ainsi soit-il!

La Havane, décembre 1964 - juin 1965.

(René Depestre, Un arc-en-ciel pour l'Occident chrétien)

Pour l\'arbre
poèmes [ ]

 

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À Aimé Césaire et Michel Leiris

Si je n’étais né homme, moi aussi
Mon destin eût été celui de l’arbre :
L’arbre au soleil comme sous la pluie
Reste réconcilié avec ses racines
Et ses feuilles. Il connaît
En même temps la nuit et la lumière
Sans mourir de sa connaissance.
Sa dialectique le pousse avec force
Vers lui-même et sa haute vérité :
Et lui laisse partager mille balcons
Avec le soleil, le vent et la rosée.
Il a la même joie pour écouter
Le rossignol ou l’oiseau qui porte
À peine un cri dans son gosier.
La course des nuages apaise
Sa nostalgie des grandes traversées
Et par les oiseaux migrateurs
Son service postal est bien assuré.
L’arbre sait que le héros de la vie
N’est pas seulement l’homme
Qui attaque à l’aube une caserne
Ou qui sait tendre une embuscade
Selon toutes les règles de la guérilla
Ou qui peut en un jour
Couper mille arrobes de canne.
L’arbre est un savant jour et nuit
Absorbé par mille métamorphoses
Tout en étant mille poètes à la fois
Malgré le bûcheron, la foudre et la sécheresse
L’arbre n’est jamais un loup pour l’arbre.
Il y a peut-être un arbre en vie dans mes os
Et Nelly et la pluie sont seules à le savoir!

(René Depestre, Poète à Cuba, 1976)

Poésie et révolution
poèmes [ ]

 

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La poésie a remplacé
Sur toutes les collines
Les anciens pouvoirs de l’enfance :

Le papillon et l’abeille
Qui partagent la même fleur
Avec la libellule et la guêpe.

Les grandes pluies musiciennes
De nos solitudes d’autrefois.

Les dieux cachés sous nos lits
Pendant que nous lisons Jules Verne.

Les bâtons qui marchent tout seuls.

La tortue qui monte un cheval bleu.

La dame qui a passé sept ans sous l’eau.

L’homme qui chaque soir a
La faculté d’enlever sa peau noire
Comme un manteau qu’il suspend
À l’endroit le plus frais de la maison
Tandis qu’il sort tout rose
Courir les vieux mystères de la nuit.

Il y a aussi le coiffeur qui enferme
Dans une pièce ses trois femmes
D’Égypte qui sont trois poupées
Des îles Canaries qu’il caresse
À tour de rôle chaque jeudi à midi.

Tu retrouves toutes tes légendes
Dans la milice et dans ta brigade
De travail volontaire.

Et au C.D.R. (1) de ton quartier il y a
Un arbre qui traverse la Havane
Chaque nuit au galop et qui veille
Tandis que dort la révolution.

Cet arbre est aussi un héros de la zafra.

Il fréquente le bain de vapeurs
De l’hôtel Habana-Libre pour tenir
En pleine forme l’audace de sa sève.

Et bien qu’on le voie souvent
Entrer dans les posadas (2)
Avec la jeune présidente du Comité
Il est sans aucun doute avec sa poésie
L’un des piliers les plus verts
De notre grande liberté!

1)Comité de défense de la Révolution

2)Maison de fête et de passe

(René Depestre, Poète à Cuba, 1976)

On les reconnaît
poèmes [ ]

 

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Dans tous les lieux du monde
on les reconnaît
au lait qui coule de leurs rires.

On les reconnaît
à leur cœur rompu
à leurs muscles sans repos.

On les reconnaît
à leurs jambes déliées
à leurs poings de dur métal
aux rossignols qui nichent dans leur gosier.

Dans tous les lieux du monde
Nègres de triste saison.

(René Depestre, Minerai Noir, 1956)

Nostalgie
poèmes [ ]

 

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Ce n’est pas encore l’aube dans la maison
La nostalgie est couchée à mes côtés.
Elle dort, elle reprend des forces,
Ça fatigue beaucoup la compagnie
D’un nègre rebelle et romantique.
Elle a quinze ans, ou mille ans,
Ou elle vient seulement de naître
Et c’est son premier sommeil
Sous le même toit que mon cœur.

Depuis quinze ans ou depuis des siècles
Je me lève sans pouvoir parler
La langue de mon peuple,
Sans le bonjour de ses dieux païens
Sans le goût de son pain de manioc
Sans l’odeur de son café du petit matin.
Je me réveille loin de mes racines,
Loin de mon enfance,
Loin de ma propre vie.

Depuis quinze ans ou depuis que mon sang
Traversa en pleurant la mer
La première vie que je salue à mon réveil
C’est cette inconnue au front très pur
Qui deviendra un jour aveugle
À force d’user ses yeux verts
À compter les trésors que j’ai perdus.

(René Depestre, Journal d’un animal marin, 1964)

Me voici
poèmes [ ]

 

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Me voici
citoyen des Antilles
l’âme vibrante
je vole à la conquête des bastilles nouvelles.
Je glane dans les champs ensoleillés
des moissons d’humanité
j’interroge le passé
je mutile le présent
j’enguirlande l’avenir
tout mon être aspire au soleil!

Me voici
fils de l’Afrique lointaine
partisan des folles équipées.
Je cherche la lumière
je cherche la vérité
je suis amoureux de l’âme de ma patrie.

Me voici
nègre aux vastes espoirs
pour lancer ma vie
dans l’aventure cosmique du poème
j’ai mobilisé tous les volcans
que couvait la terre neuve de ma conscience
et j’ai renversé
par un pompeux coup d’État
toutes les disciplines nuageuses de mon enfance.

Me voici
prolétaire
je sens gronder en moi la respiration des foules
je sens vibrer en moi la rage des exploités
le sang de toute l’humanité noire
fait éclater mes veines bleues
j’ai fondu toutes les races
dans mon cœur ardent.

Me voici
poète
adolescent
poursuivant un rêve immense d’amour et de liberté.

(René Depestre, Étincelles, 1945)


Loin de Jacmel
poèmes [ ]

 

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Près de quarante ans nous séparent
loin de mes racines j’ai su
tous les malheurs qui t’attendaient
j’ai été malade de tous les fléaux
qui te guettaient dans l’ombre
ils étaient derrière ma porte avant
de porter la hache au bois de ta santé
Hazel et Flora ont dévasté mes jardins bien
avant leur folle équipée dans ton ciel.
Mon âme s’est ensablée longtemps avant ton port
tout un courant d’espoir s’est tu en moi des lunes
avant que ta rivière eût cessé de chanter
chaque jour un facteur invisible m’apporte
les mauvaises nouvelles de la goyave
de la mangue de l’oiseau-charpentier du café
et surtout de l’homme-néant de mon coin natal
le cheval le plus désolé de ma poésie s’appelle Jacmel.

(René Depestre, En état de poésie, 1980)

Libre éloge de la langue française
poèmes [ ]

 

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À Olivier Germain-Thomas

De temps à autre il est bon et juste
de conduire à la rivière
la langue française
et de lui frotter le corps
avec les herbes parfumées
qui poussent bien en amont
de nos vertiges d’ancien nègre marron.

Ce beau travail me fait avancer à cheval
sur la grammaire à notre Maurice Grevisse :
la poésie y reprend du poil de la bête
mes mots de vieux nomade ne regrettent rien
ils galopent de cicatrice en cicatrice
jusqu’au bout de leur devoir de tendresse.

Debout sur les cendres de mes croyances
mes mots ont la vigueur d’un épi de maïs,
mes mots à l’aube ont le chant pur de l’oiseau
qui ne vend pas ses ailes à la raison d’État.
Mes mots sont seulement des matins de labours
éblouis de sève qui forcent avec amour
les portes du désert cubain qu’on leur a fait.

Ce sont les mots frais et nus d’un Français
qui vient de tomber du ventre de sa mère :
on y trouve un lit, un toit, un gîte
et un feu pour voyager librement
à la voile des mots de la real-utopie!
laissez-moi apporter les petites lampes
de la créolité qui brûle en aval
des fêtes et des jeux vaudous de mon enfance :
les mots créoles qui savent coudre les blessures
au ventre de la langue française,
les mots qui ont la logique du rossignol
et qui font des bonds de dauphin
au plus haut de mon raz-de-marée;
les mots sans machisme aucun qui savent grimper
toutefois à la saison bien lunée des femmes
mes mots de joie et d’ensemencement profond
au plus dru et au plus chaud du corps féminin,
tous les mots en moi qui se battent
pour un avenir heureux
oui je chante la langue française
qui défait joyeusement sa jupe
ses cheveux et son aventure
sous mes mains amoureuses de potier.

(René Depestre, Anthologie personnelle, 1993)

Le vol du colibri
poèmes [ ]

 

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Toute femme quelque part est
fille de la mer et du vent.
Toute femme sait confier
le sang de l’homme
à la fureur marine de la vie.
Toute femme au lit d’amour
sait donner à l’allégresse de l’homme
la légèreté du colibri.

(René Depestre, Non-assistance à poètes en danger, (2005) in Rage de vivre, 2006)

Le temps des flamboyants
poèmes [ ]

 

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Le poète a enfin choisi sa route
par ce matin où
il y a des flamboyants dans tous les yeux
il a pris sa revanche contre la tête hideuse du monde
De toute sa colère empruntée au vent d’août
il a fracassé la boîte osseuse de ce siècle fou

Ô délices du poète devant ce rouge réveil des hommes
toutes les rumeurs ensemble qui se lèvent
et font penser au petit matin de la prison
le chant du coq et la voix enrouée d’une gaillarde
le frottement d’un balai et des amours qui se meurent
d’autres métamorphoses Ô la chance de vivre
et de tenir son pouls là comme une bille qui bouge
et ces monstres qui reviennent Filles de mes dégoûts
et toi infernale Enfant Notre-Dame de la diablesse
de rude écorce et si souvent câline

moi je ne sors ni d’un hôtel ni d’un château
bas-fonds-des-villes abris-sans-lumière
je lance mon pus dans le jeu et le chaos
comme le seul espoir que mes mains tiennent avec amour
Voici que je reviens plus féroce de tous mes éreintements
je reviens avec comme ressources vingt ans de sorcellerie
je reviens avec dans mes veines la foudre noire de l’innocence
je reviens et j’ai choisi d’être tigre quand tous les hommes sont loups

ce matin il y a des flamboyants autour de mes pensées
il y a des flamboyants partout où l’on peut aimer
et je redis encore pour ceux dont les oreilles sont dures

Voici le temps maudit où le poète a choisi de vivre

(René Depestre, Gerbe de sang, 1946)

 

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Lente, gloire lente, femme lente,
Lente, tu es lente,
À l’heure somptueuse du corps.
Tu es le temps qui console
Tu es le sablier de la douceur
Ton corps mesure en moi la force des marées
Ton corps indique le temps infini
Encore un instant de bonheur!
Encore l’oubli, encore une victoire glorieuse sur la mort!
Encore toi, encore ta haute vague!
Encore ta jeunesse qui brûle!
Encore ta gloire, encore ton délire!
Lente, gloire lente, femme lente,
Tes cheveux, tes cuisses, tes os,
Ton enfance, tes poupées, ta joie
Pénètrent jusque dans mes os.
Lente, gloire lente, femme lente,
Tes caresses me suivront jusque dans la poussière!

(René Depestre, Journal d’un animal marin, 1964)

Le poète
poèmes [ ]

 

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(Imité d’Emily Dickinson)

Pour faire un poète
il faut un homme et une femme
une femme et un homme
et puis un flamboyant en fleur
mais le flamboyant peut suffire
si l’homme et la femme tardent trop
à fêter le prodige du sang.

(René Depestre, En état de poésie, 1980)

À Yuko

Une nuit j’ai allongé ma vie dans son herbe
et j’ai tant joui de sa beauté que je porte
son absence de fée comme un temps de cerisier.
Des années après je sens Yuko infuser
une force d’arbre à pain à mes idées.
Je la vois qui ouvre et ferme
en riant les battants de mon chemin.
Ivre de ses charmes, me voici à jamais
accru de sa flambée de jeune femme.

(René Depestre, Anthologie personnelle, 1993)

Intempéries 99
poèmes [ ]

 

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À Pierre Tournier

Au-delà des vignes naufragées
au-delà des maisons éventrées
et des rêves partis en fumée,
au-delà des yeux qui ont tout perdu,
au-delà des vies que la pluie a humiliées,
dans la blessure la plus vive de l'esprit
la cicatrice fait son oeuvre de tendresse :
des oiseaux innocents réapprennent
à chanter dans le silence des gens.

Lézignan-Corbières, novembre 1999

(René Depestre, Non-assistance à poètes en danger, (2005) in Rage de vivre, 2006)

Hasta la vista...
poèmes [ ]

 

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À mon camarade
Gérald Bloncourt

Bourreaux rendez-moi mon ami
bourreaux rendez-moi la colère de ses yeux
entre mille trahisons
vous avez choisi un lourd matin d'exil !
Mais là-bas aussi il luttera contre vous.

Que savez-vous des lèvres qui s'entendent
que savez-vous de lui, que savez-vous de la Révolution
pour vous le monde a des limites
pour vous la vie est un petit cercle
mais les buts sont pareils sur la terre de France !

Vous n'avez pas détruit nos foyers
vous n'avez pas coupé notre entente
bien haut par-dessus vos têtes d'assassins
bien haut par-dessus tant de crimes
nos mains sont soudées par l'unique espérance.

Qu'importe la distance qu'importent les vagues
qu'importe ce départ qu'importe l'au revoir
le même soleil nous éclaire
la même colère nous soulève
la Révolution est toute notre vie !

Il y eut des hommes à Guernica
il y a des hommes dans mon pays
il y a des hommes sur la terre de France
le même sang, le même espoir, le même amour.

Que ce soit ici que ce soit Paris
que ce soit Rio que ce soit Boston
le seul soir qui compte,
est celui de la Révolution !

Bourreaux rendez-moi mon ami !
Vous ne l'avez pas tué
vous ne l'avez pas brisé
Bourreaux rendez-moi son âge
que vous avez trahi !

Mais déjà il y a des feux sur les rivages
de France
mille visages attendent mille espoirs renaissent
debout, soldats de la Révolution
Voici venir Gérald BLONCOURT.

(René Depestre in « La Ruche », première année, no 7, samedi 23 février 1946)

En fils créole de la francophonie


 

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À Érik Orsenna

À nous les collines du vieux marronnage
à nous les anses et les mornes bleus
les arbres souverains en fleurs
au beau mitan du cyclone!

à nous les plages au rhum noir
sous le clair de lune
les étoiles amies face à la mer
amicalement éblouissante!
à nous les veillées dansantes
qui offrent à boire un dernier
verre de punch à nos morts!

à nous le carnaval endiablé
les combats de coqs-bataille
les fêtes catholiques
bien intégrées aux vaudous
libertaires de la table et du lit!

à nous l’élévation au septième ciel
du goût de la patate douce et du manioc
des haricots noirs et du riz aux dions-dions
des akras des petits pâtés à la morue
du poisson et de la banane plantain
coquinement sur le qui-vive
au paradis
des plats bien épicés!

à nous la liberté de marronner
les outrages du passé : le temps fort
blanc du crachat et des fers aux pieds
et à l’âme et aux mains sans horizon
les anges brûlants du citron
et du piment-z’oiseaux
sur les blessures du temps-longtemps
et par le sang qui court encore plus vite
que tout le malheur nègre en Somalie.

Dans une histoire enfin bien à nous
dans les voitures de la francophonie
à perte de vie océane à nous
la sensuelle jubilation du tambour
quand on donne à boire à manger à jouir
à sa gourmande et créole imagination!

(René Depestre, Écrire la « parole de nuit », 1994)

Dito

 

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Mon avenir sur ton visage est dessiné comme des nervures sur une feuille
ta bouche quand tu ris est ciselée dans l’épaisseur d’une flamme
la douceur luit dans tes yeux comme une goutte d’eau dans la fourrure d’une vivante zibeline
la houle ensemence ton corps et telle une cloche ta frénésie à toute volée résonne à travers mon sang
Comme les fleuves abandonnent leurs lits pour le fond de sable de ta beauté
comme des caravanes d’hirondelles regagnent tous les ans la clémence de ton méridien
en toute saison je me cantonne dans l’invariable journée de ta chair
je suis sur cette terre pour être à l’infini brisé et reconstruit par la violence de tes flots
ton délice à chaque instant me recrée tel un cœur ses battements
ton amour découpe ma vie comme un grand feu de bois à l’horizon illimité des hommes.

(René Depestre, Minerai Noir, 1956)

Cri de l’été brûlant

 

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Pour Alejandra

Tu es la vie, la lumière, le sel
Tu es l’eau, le vent, la tempête,
Tu es feu dévorant, fer rouge
Dans la blessure, chant d’oiseau,
Tu es feuillage, fruit, serpent, sucre,
Pluie sauvage sur la soif de l’homme,
Tu es le cri de l’été brûlant
Et doux silence de la neige.
Tu sais brûler, tu sais guérir,
Donner un ciel à l’exilé.
Le changer en pierre, en braise,
En plaie, en ortie, en musique,
En sanglot, en épée glorieuse
Sous ton grand soleil corporel.
Plus que le printemps tu es femme
Plus que le bonheur tu es femme
Plus que la beauté tu es femme
Plus que la faim, la fête, le jeu
Plus que le rêve, tu es femme
Plus que l’amour la vie la mort.

31 août 1961

(René Depestre, Journal d’un animal marin, 1964)

 

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1

Être poète
c’est d’avoir honte
à toutes les joues
qui ne peuvent
rendre les coups.

2

La poésie, c’est
quand une révolution
donne soudain des ailes
aux nègres aux tortues
des dents aux coqs
des pattes et des nageoires
aux cerfs-volants errants
de l’Histoire.

3

La poésie, c’est
le pouvoir de vivre
et de voler jusqu’à la Grande Ourse
dans l’éclat d’un brin d’herbe.

4

On est poète
quand on a des pieds
à donner sans repos
aux bonnes nouvelles
de la tendresse.

(René Depestre, En état de poésie, 1980)

Changement de vitesse au volant d’une rousse
poèmes [ ]

 

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Le souffle coupé j’avale ton miel
je mords âprement à ton millefeuille
je suis le feu je grimpe aux cordages
de l’arbre du bien et du mal : vorace,
carnivore, pirate éperdu, je te mange
je te bois, je te dévore en macho fou
de tes Indes occidentales fou perdu
de ta galerie de fête et de mystère
je vis ta conque en voyageur inassouvi
au moulin à magie et à café fort noirs
où je mouds le bonheur en poudre de sucre roux.

(René Depestre, Anthologie personnelle, 1993)

Blason du corps féminin
poèmes [ ]

 

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"À Oméga".

Bouche, ailes toujours lyriques
Pouvoir combustible des baisers.

Mains, armes à feu doux
Bien douées aussi
Pour la piraterie en haute mer.

Seins, légendes solaires
Qui planent
Au-dessus de nos abîmes.

Ventre né pour la combustion
Sublime du jour et de la nuit
Ventre complice des volcans.

Hanches, tracteurs joyeux
Qui savent monter à l’assaut
Des meilleures terres de notre sang.

Cuisses, obscure géométrie,
Moulin qui sait broyer
Le grain de la douceur.

Fesses, phares merveilleux
Qui tournent autour
De nos vagues intérieures.

Jambes, herbes sauvages
Qui adorent marcher
Dans nos entrailles mêmes.

Je chanterai aussi
La première des céréales
L’été le plus glorieux de la chair :
Le sexe de la femme!
Je chante l’orchestre où triomphe
Le dimanche du corps de la femme.
Le trône du sel marin, l’élément
Où se réveille notre innocence
Pour nous couvrir de gloire!

Voici le sanctuaire païen,
La source d’hormones fraîches
Où la faim et la soif
La joie et la santé
Notre oubli de la mort
Reçoivent jusqu’au cri
Leur plus haute bénédiction.

Gloire!
14/6/63.

(René Depestre, Journal d’un animal marin, 1964)



 

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Un vin fait pour vieillir en beauté
relie ton sang de femme aux cépages exposés
à l’ensoleillement de mon Sud-Ouest.
Chaude tout l’hiver ta chair de blonde
vient rafraîchir les jours de l’été :
ton encépagement rouge donnera lieu
à une vendange longue et joyeuse,
ton automne rejoindra le fût de chêne
où le destin du couple se décante
en château fort de la poésie.

(René Depestre, Non-assistance à poètes en danger,
(2005) in Rage de vivre, 2006)

 

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Pour Mondo

Sur la couche invisible ma pourriture s’écroule
la nuit est lourde de fausses paroles
le silence couve des bâillements de chiens furieux
et le coq au loin qui chante
est un forçat au bagne de minuit

Dans la cellule voisine des yeux d’hommes
guettent une bouée dans le ciel sans regard
mais l’essaim bruyant de leurs rêves d’escrocs
se brise dans un cliquetis d’os

Un nom porteur de sève a jailli dans ma mémoire
et c’est ta bouche tantôt bouche
tantôt gué pour mon âge sans nageoires
tes seins lieu de campement
sur les pas tourmentés de mes rêves captifs
et la vie recommence
et les murs sortent de leur cercueil d’ombres
et le coq au loin chante entre deux amours

La prison cette nuit vibre de mes vingt ans
les clés en fête ouvrent des verrous de légende
les bourreaux peuvent dormir en paix
la prison cette nuit est un lieu d’espérance
Voleurs Criminels Assassins au long cours
ont saisi cette chance que j’apporte
grâce à toi et au pacte qui me noue à ton sang

Pénitencier National, mars 1946.

(René Depestre, Gerbe de sang, 1946)



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