Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
7 février 2012 2 07 /02 /février /2012 08:14

    imagesCA1EUW6A 

PENTECÔTE

Mieux vaut une jungle dans la tête
que du béton sans racines.
Mieux vaut rester perplexe
devant la rue sinueuse des lucioles ;

les lampes hivernales ne montrent pas
l’endroit où se perd le trottoir,
pas plus que ces langues de neige
ne peuvent parler pour le Saint-Esprit ;

le silence en pleine croissance
des mots s’égouttant d’un toit
indique les grilles métalliques,
une direction, à défaut de preuve.

Mais mieux vaut encore ce ressac nocturne
avec les lentes écritures du sable,
qui envoie non pas tant un séraphin
qu’un cormoran attardé

dont le cri affaibli avance
dans le haut-fond phosphorescent
que, dans les évangiles de mon enfance,
on appelait l’Âme.



SAUF-CONDUIT

Rilke fut emporté dans les cieux.
Puis ce fut le tour de Pasternak.
L’un fume avec le séraphin,
l’autre est revenu

cheminer dans les mares gelées
avec leurs saules aussi grands que des harpes,
sa mèche grise est celle d’un étalon,
son cœur pareil à celui d’Akhmatova,

à un cheval gris en hiver
qui, dans la neige épaisse et tourbillonnante,
alors que cette plage blanche devient plus blanche encore,
hennit et est ici.

Derek Walcott, La Lumière du monde, traduction de Thierry Gillyboeuf, Circé, 2005, pp. 181 et 179

Préparation à l’exil

Pourquoi est-ce que j’imagine la mort de Mandelstam
parmi les cocotiers qui jaunissent,
pourquoi ma poésie guette-t-elle déjà derrière elle
une ombre pour emplir la porte
et rendre invisible jusqu’à cette page ?
Pourquoi la lune s’intensifie-t-elle en lampe à arc
et la tache d’encre sur ma main s’apprête-t-elle pouce en bas
à s’imprimer devant un policier indifférent ?
Quelle est cette odeur nouvelle dans l’air
qui jadis était sel, sentait le citronnier à l’aube,
            et mon chat, je sais que je l’imagine, bondit hors de mon chemin
les yeux de mes enfants semblent déjà des horizons
et tous mes poèmes, même celui-ci, veulent se cacher ?



L’amour après l’amour

Le temps viendra
où, avec allégresse,
tu t’accueilleras toi-même, arrivant
devant ta propre porte, ton propre miroir,
et chacun sourira du bon accueil de l’autre

et diras : assieds-toi. Mange.
Tu aimeras de nouveau l’étranger qui était toi.
Donne du vin. Donne du pain. Redonne ton cœur
à lui-même, à l’étranger qui t’a aimé

toute ta vie, que tu as négligé
pour un autre, et qui te connaît par cœur.
Prends sur l’étagère les lettres d’amour,

les photos, les mots désespérés,
détache ton image du miroir.
Assieds-toi. Régale-toi de ta vie.


Derek Walcott, Raisins de mer [Sea grapes], traduction de Claire Malroux,

 

POUR   NORLINE



Cette plage restera vide
pour de nouvelles aubes couleur ardoise
des lignes que le ressac efface
sans cesse avec son éponge,

et quelqu’un d’autre viendra
de la maison encore endormie,
une tasse à café chauffant dans sa main
comme autrefois mon corps se lovait sur le tien,

pour mémoriser ce passage
d’une sterne sirotant le sel,
comme quand on aime une ligne
sur une page, et qu’il est difficile de la tourner.



Derek Walcott, La Lumière du Monde, Éditions Circé, 2005, pp. 118-119. Traduit de l’anglais par Thierry Gillybœuf.

 

EXTRAIT 1

La lune brille comme un bouton égaré;
l'eau noire pue sous l'éclairage au sodium
du quai. La nuit s'allume aussi sûrement
qu'au commutateur, les assiettes s'entrechoquent
derrière les fenêtres éclairées,
je longe les murs où passent des ombres éparses
qui ne parlent pas. Parfois, sur des seuils étroits
des vieux jouent aux mêmes jeux tranquilles
cartes, dés, dominos. Je leur donne des noms.
La nuit est compagnonable, le jour aussi violent
que l'avenir de l'homme n'importe où. Je comprends
l'amour aveugle de Borges pour Buenos Aires,
comment un homme peut sentir les veines d'une cité
gonfler dans sa main.

EXTRAIT 2

Au bout de cette phrase, viendra la pluie.
Au ras de la pluie, une voile.
Lentement, la voile perdra de vue les îles;
dans une bruine s'évanouira l'espoir d'une rade
d'une race entière.
La guerre de dix ans est finie.
La chevelure d'Hélène, un nuage gris.
Troie, un blanc cendrier
au bord de la mer sous la bruine.
La bruine se tend comme les cordes d'une harpe.
Un homme, des nuages dans les yeux, recueille la pluie
et arrache la première page de l'Odyssée.

 

Extrait du poème «Grèce» :

… Je m’approchai du bord pour jouir de la vue,
Savourant cette vacuité d’air et de mer,
le vent emplissant ma bouche disait le même mot
pour «vent», mais ici il rendait un son différent,
déchirant la mer comme papier, arrachant
mer, vent et mot de leur racine corrompue ;
ma mémoire chevauchait ses rafales.
Le corps que j’avais abandonné à mes pieds
n’était pas un corps en vérité mais un grand livre,
ses pages voletant comme chitons sur une frise,
jusqu’à ce que le vent pénètre sa reliure…

 

---------------------------------------------------------------------------------------------------------------

 

Derek Walcott, Omeros, Livre I, chapitre 1

Voici une traduction (à la hache) du début d’Omeros  faites  par  Pierre Vinclair

« C’est ainsi, au lever du soleil, que nous en fîmes des canots. »
Philoctète sourit pour les touristes – qui essaient de prendre
son âme avec leurs appareils. « Quand le vent apporte la nouvelle

aux laurier-cannelles, leurs feuilles se mettent à remuer
au moment même où la lame du soleil vient frapper les cèdres –
parce qu’ils peuvent voir les haches dans nos yeux.

Vent lève les fougères – comme le bruit de la mer qui nous nourrit,
nous autres, pêcheurs à vie – et les fougères hochent la tête : “Oui,
les arbres doivent mourir.” Alors, les poings serrés dans le veston,

parce qu’il fait froid dans ces hauteurs et que notre souffle fait une buée
pareille à du brouillard, nous faisons passer le rhum. Lorsqu’il revient
c’est pour distiller, en nous, l’esprit des assassins.

Je lève ma hache et prie que mes mains soient assez fortes
pour blesser le premier cèdre. La rosée a rempli mes yeux –
mais je brûle un autre rhum blanc. Puis nous avançons. »

Pour quelques pièces de plus, sous un badamier,
il leur montre la cicatrice qu’il doit à une ancre rouillée,
enroulant sa jambe de pantalon et poussant un gémissement

de conque. Cela a plissé, comme la corolle
d’un oursin. Il n’explique pas sa guérison.
« J’ai d’autres choses » – il sourit – « qui valent plus d’un dollar. »

Il a confié à une cascade volubile le soin
de déverser son secret le long de La Sorcière – depuis
les grandes landes de lauriers, au sol desquels l’appel des colombes

le transmet, sur leur note, aux montagnes bleues, tacites,
dont les ruisseaux bavards, en l’emmenant jusqu’à la mer,
se transforment en mares, stagnantes, où chassent les clairs vairons

et où une aigrette sort des roseaux avec un cri rouillé
à force de frapper et frapper la boue d’une patte levée.
Puis, le silence est coupé en deux par une libellule

alors que les anguilles écrivent leur nom sur la plage claire,
lorsque le lever du soleil illumine la mémoire de la rivière
et que les vagues d’énormes fougères hochent au son de la mer.

Même si la fumée oublie la terre d’où pourtant elle s’élève,
et même si les orties comblent les trous où moururent les lauriers,
un iguane entend les haches, troublant la lentille de chaque appareil

de son nom perdu – lorsque l’île bosselée était encore appelée
« Iounalao » : « Où l’on trouve des iguanes. »
Mais, prenant son temps, l’iguane va mettre un an

à grimper le gréement des vignes, son fanon éventé,
ses coudes poings sur les hanches, sa queue déterminée
bougeant avec toute l’île. La gousse fendue de ses yeux

affinée au cours d’une pause qui aura duré des siècles,
montée avec la fumée des Aruacs, jusqu’à ce qu’une nouvelle race,
inconnue des lézards, ne viennent pour mesurer les arbres.

Ceux-ci, qui avaient été leurs piliers, tombèrent, ne laissant qu’un ciel bleu
à un Dieu unique, là même où se trouvaient jusqu’alors les dieux anciens.
Le premier dieu était un gommier. Le générateur

commença par un gémissement, et un requin, de sa mâchoire latérale,
fit voler les copeaux, comme des maquereaux hors de l’eau,
dans les herbes agitées. Maintenant ils arrêtent la scie,

encore brûlante et tremblotante, pour examiner la blessure
qu’elle a faite. Ils ôtent la mousse gangréneuse et arrachent
de la blessure le réseau de vignes qui continuent de la relier

à sa terre – et hochent la tête. Le fouet du générateur
redémarra et les copeaux volèrent plus vite, comme
les crocs du requin, uniformément, rongeaient. Ils protégèrent leurs yeux

du nid d’éclats. Maintenant, au-dessus des champs
de bananes, l’île a perdu ses cornes. Le soleil
suinta sur ses vallées, le sang éclaboussa les cèdres,

et la lande fut inondée de cette lumière de sacrifice.
Un gommier s’est fendu, laissant derrière lui une immense
bâche dont le faîtage serait parti. Le craquement

fit sursauter les pêcheurs, à mesure que le mât
se penchait doucement dans les trous de fougères. Puis, le sol
frissonna, sous les pieds, traversé d’ondes – puis les ondes passèrent.

 

Achille jeta un oeil dans la brêche laissée par le laurier.
Il vit[1] le trou, silencieusement, cicatriser grâce à l’écume
d’un nuage, comme d’un brisant. Puis il vit le martinet[2]

qui traversait l’embrun, une petite chose, loin de chez elle,
perturbée par les vagues de collines bleues. Une vigne lui accrocha
le talon. Il s’en libéra. Autour de lui, d’autres vaisseaux

s’informaient du travail des scies[3]. Avec le coutelas, il fit
un rapide[4] signe de croix, le pouce touchant les lèvres
quand la pointe fit tinter les haches. Il ramena la lame

pour tailler, noeud après noeud, les gros bras du dieu mort,
arrachant du tronc les veines brisées, comme s’il priait :
“Arbre ! Tu peux être un canoë[5]  ! Ou bien – tu ne peux pas !”

Les ancêtres barbus supportèrent la décimation
de leur tribu, sans prononcer même une syllabe[6]
de ce langage, qu’ils avaient achevé en nation[7],

le discours instruisant les jeunes pousses : depuis l’énorme babil
du cèdre jusqu’aux voyelles vertes du bois-campêche[8].
Le bois-flot tint sa langue avec le laurier-cannelle,

le bois de sang[9] peau-rouge endura, dans sa chair, les épines,
tandis que le patois Aruac crépitait dans l’odeur
d’un feu de résineux rendant les feuilles brunes

avec des langues vrillées, puis de la cendre – et leur langage fut perdu.
Comme les barbares arpentant les colonnes qu’ils venaient d’abattre,
les pêcheurs hurlèrent. Les dieux étaient à terre, enfin.

Comme des pygmées, ils taillèrent les troncs de ces géants ridés
en rames et en pagaies. Ils travaillaient avec la même
concentration qu’une armée de fourmis de feu[10].

Mais contrariés par la fumée qui souillait le nom de leur forêt,
les moustiques ne cessaient de souffler leurs flèches sur le torse d’Achille.
Celui-ci badigeonna de rhum ses deux avant-bras ; au moins,

ceux qu’il écraserait en astérisques mourraient ivres.
Ils allèrent vers ses yeux. Ils les encerclèrent d’attaques
qui lui firent verser des larmes d’aveugle. Puis la nuée battit en retraite

vers les hauts bambous, pareil aux archers des Aruacs
fuyant le mousquet des bûches craquantes, poussés
par l’étendard de feu et la hache sans remord

qui tailladait les branches. Les hommes nouèrent les gros troncs d’abord
avec le nouveau chanvre et les transportèrent, comme des fourmis, vers une falaise
d’où ils les jetèrent, trouant les hautes orties. Et la soif de ces grumes grossit,

pour la mer avec laquelle étaient nés leurs corps enlierrés.
Maintenant les troncs, impatients de devenir des canoës,
labouraient les buissons des brisants, dont les rochers leur faisaient

des trous grossiers, ne sentant pas la mort à l’intérieur, seulement l’utilité –
toiturer la mer, être coques. Puis, sur la plage, les charbons
furent placés dans des foyers taillés à l’herminette.

C’est un camion à plateau qui avait transporté leurs corps encordés.
Les charbons de bois fumant évidèrent des jours durant les pirogues
jusqu’à ce que la fournaise élargît assez, dans le bois, son vaigrage nervuré.

Sous son ciseau martelant, Achille sentit leurs crevasses
aspirant à caresser la mer, et à précipiter dans la brume
d’îlots imprimés sur les flots par les oiseaux, le bec de leurs proues dédoublées.

Ensuite, tout s’accorda. Les pirogues s’accroupirent sur le sable,
comme des chiens de chasse avec des bâtons entre les dents. Le prêtre
les saupoudra d’un son de cloche, puis les consacra, d’un signe esquissant

l’oiseau[11]. Lorsqu’il sourit du canoë d’Achille, In God we Troust,
Achille dit : “Laisse ! C’est comme ça que Dieu prononce, et moi aussi.”
Après la messe à l’aube les canoës pénétrèrent dans les creux

des surfaces surplissées [12], et leurs proues, hochetant,
convinrent avec les vagues d’oublier leurs vies d’arbres ;
l’une servirait Hector et l’autre, Achille.

 

 

Achille pissa dans le noir, puis referma la demi-porte.
Elle était rouillée par la houle. Il souleva
le seau avec le crabe d’une main ; dans le trou sous la hutte

il cacha la marche de parpaing. Comme il s’approchait du dépôt,
la brise qui tombait le recouvrit de sel – venue dans les rues grises
devant les maisons de bonne-nuit, sous les barres de sodium

des lampadaires, jusque sur l’asphalte sec qu’abandonnaient ses pieds ;
il compta les petites étincelles bleues d’étoiles isolées.
Les feuilles des bananiers acquiesçaient à la colère

ondulante des coqs, aux cris stridents comme une craie rouge
esquissant un croquis de collines sur une ardoise. Attendant, comme son maître,
le ressac ne cessait de venir frotter son pied volontaire.

Le temps de leur rencontre devant le mur de l’appentis de béton,
l’étoile du matin avait reculé, comme haïssant l’odeur
des filets et des intestins de poissons ; la lumière était rude, là-haut,

et l’on voyait l’horizon. Il mit le filet près de la porte
du dépôt, avant de se laver les mains dans la bassine.
Le ressac n’éleva guère la voix et même les bassets rayés

restaient tranquilles autour des canoës ; une fiole d’absinthe
fut tendue par le pêcheur, qui claqua la langue
et secoua l’arbrisseau duquel on l’avait distillée.

C’était dans cette lumière qu’Achille était heureux.
Quand, avant que leurs mains n’aient agrippé les vaigrages, ils se présentaient
au large qui leur rentrerait dedans, sentant leur jour commencer.

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

B
Merci
Répondre

Présentation

  • : POEME-TEXTE-TRADUCTION
  • : Pour les passionnés de Littérature je présente ici mes livres qui sont edités chez DAR EL GHARB et EDILIVRE. Des poèmes aussi. De la nouvelle. Des traductions – je ne lis vraiment un texte que si je le lis dans deux sens.
  • Contact

Profil

  • ahmed bengriche
  • litterateur et pétrolier
 je m'interesse aussi à la traduction
  • litterateur et pétrolier je m'interesse aussi à la traduction

Texte Libre

Recherche

Archives

Pages