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20 juin 2012 3 20 /06 /juin /2012 23:26

Couverture(t)SALALAH

La nuit est à la nuit et les chevaux ne sont plus là, Salalah. Plus de hennissement. La nuit et les chevaux et les chameaux ne sont plus là. Que de tracés… d’ombres fuyant

Qui c’est, Abla ?

L’homme se réveilla en sursaut. Il vient de sortir d’un long cauchemar : une fête, des coups de feu, la fuite de la mariée, un carnage et des hommes dispersés çà et là – ou leur propre ombre – dans la nature. Trois années plus tard il pourrait comprendre qu’il avait rêvé par à-coups et pendant deux heures de temps, s’il venait à se souvenir et que ce rêve le touchait comme une peau deuxième… Il écarquilla les yeux et répéta vers l’ombre assise sur une chaise, près de la fenêtre : qui c’est ?

Mon frère, fit l’ombre.

Baba Salalah ?

Baba Salalah, répondit l’ombre avec quelques gouttelettes de pleurs dans la voix.

Revenu de Baladoujerid, demanda l’homme en rejetant les draps.

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De Baladoutherid, fit l’ombre.

Quelle heure est-il, demanda l’homme ?

Dans une heure le soleil se couche.

Il compte rester chez nous, ton frère ?

Je ne sais pas, dit l’ombre.

Dans la cour, près des arbrisseaux, comme la dernière fois, je suppose

Oui, dit l’ombre et elle allongea le cou vers la croisée.

Puis l’homme se mit sur un coude et écouta l’ombre hoqueter longuement. Il resta à l’écouter et songea à son beau-frère assis à la turque dans la courette devant ses trois minuscules palmiers que lui-même avait plantés autrefois. Avec Baba Salalah on ne peut jamais distinguer le vrai du faux, se dit-il. Il arrivait une fois tous les deux ou trois ans et restait au village à raconter des événements imprévus, fâcheux ou agréables qu’il aurait vécus ou entendus par delà les minces frontières… Et l’homme se rappela l’étrange histoire de celui qui cherchait le Maltais tout autour du lit. Ou encore celle de la danseuse qui prit le bateau.

Arrête ! Pourquoi tu pleures ! Tu dois être joyeuse.

Il est plus fou que jamais, pleurnicha la femme. Depuis ce matin il n’arrête pas de raconter au sujet d’une supposée soeurette que père avait poussée sous les sabots et les roues de la calèche du gouverneur

Cela te semble, dit l’homme.

Je me demande d’ailleurs comment a-t-il pu faire tous ces pays et arriver sain et sauf jusque chez nous.

Baba Salalah n’est pas fou, dit l’homme. Puis il enfila sa chemise et son pantalon qui étaient au pied

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du lit. Le régime de travail de nuit à la conserverie de tomates qui était épuisant l’obligeait parfois à dormir toute la journée. Et il sortit.

Dehors il aperçut sous le cactus, son beau-frère, face aux trois palmiers. Il était assis et avait à portée de la main une carafe d’eau.

Bonjour Baba Salalah.

– … Mais avant cette nuit là une première soirée fut donnée en l’absence de cette compagnie de fous bouclés dans le jardin de la honte où on veilla jusqu’à l’aube autour de flambants canouns qui brillaient mieux que les lampes de la guitoune, alors tous ceux qui n’avaient pas encore procédé à leurs ablutions furent invités à quitter les lieux puis les hommes les grands hommes à la barbe de coton, en transe, pénétrèrent habillés de pureté dans l’enceinte et dansèrent les danses macabres en jetant le sort et en faisant voltiger les braises et les bonbons mentholés dans la nuit noire et fraîche puis on te prit Salalah par la main et c’était la nuit Salalah qui te prit par la main tellement le visage les pieds et les mains de l’homme étaient noirs et ton frère, ce nègre (étais-tu sous l’influence de psychotropes gobés l’autre été et dont l’effet boomerang venait juste de te submerger en connivence avec la lune, les astres, les douze plus une maison ou peut-être avais-tu pris du thé, infusion qu’on laisse durant des heures et des heures sur des braises presque pas allumées où l’on vous y macère la heballa plus le sucre pilé plus la menthe poivrée qui est très rafraîchissante, l’autre saison à la traversée de Baladoutoumour dans un de ces caravansérails où surgissent de nuit, de jour les chameliers au long cours qui n’ont ni la notion du temps ni celle de l’espace qui sont toujours en train d’arriver, de partir,

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de bourlinguer, ce sempiternel mouvement elliptique à foyer amovible) te guida très loin (je parle d’une nuit aussi frêle qu’une feuille à cigarette qui a glissé je dirais qui s’est insérée entre la troisième et la quatrième nuit puisque je croyais les avoir devancés alors qu’ils étaient là tous depuis plusieurs jours déjà) très loin avec cette chose qui te poussait au fond des yeux, sous l’os frontal, très loin, très loin, et tu ressentais une multitude de billes d’acier qui se cognaient, se cognaient contre tes tempes et tu te dis en fermant les yeux et en perdant ton équilibre, je sais, je sais tout cela, toutes ces choses, pourquoi que ça me reviennent à présent, serait-il le benjamin, et Ahmed alors et Mustapha :

tu es mon frère mon frère(*)

Qui serai-je alors pour toi

Il n y a point de secret Pépé

Dieu bénisse Sidi Bouaoun

puis la main d’ébène frappa à une porte qui s’ouvrit sur une grande salle tapissée de livres et sur un vieil homme dissimulé parmi de gros volumes qui déclamait à ce moment là et dit Oued Djerid à la nuit pluviale Tes lances de pluie m’arracheraient-elles ma terre roseaux feuillages branchages arbres pour me les planter dans mon coeur d’eau et tu te disais bon sang partout le théâtre et tu écoutas par delà la cloison, entends-tu le rire de Lalla face à la sentence, te disait Sidjani, ton frère noir et tu lui faisais pour la première fois et comme conciliant, quelle sentence, puis le rire encore une fois, long, guttural, comme celui de quelqu’un qui aurait rompu les amarres et par delà les livres par delà la cloison une voix agonisante, une voix fraternelle tu poseras poseras-tu ma tête sur ta main

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vieux frère ou peut-être en train de se lamenter avec des bruits de verre, une odeur de vinasse puis une autre voix, était-il parfumé le carrosse de l’intérieur puis une autre, nous avons donné mais pas nous puis celle du cousin de la décence de la décence, et la voix du vieil homme qui ne récitait plus te disant, serais-tu l’enfant prodige le serais-tu, puis la main noire du nègre t’agrippa par la manche, ferma la porte et te fit rejoindre la guitoune. Là, les grands hommes à barbe de coton hurlaient toujours en jetant le sort puis tu vis le nègre presque méconnaissable avec des tatouages de couleurs sur le visage, entamer ses danses morbides alors que les grands hommes se retiraient un à un de l’enceinte, et par les quatre ouvertures de la tente dont les pans se relevaient sur le spectre d’un Oncle Hocine hilare tenant dans ses bras un long fusil tu comprenais Salalah qu’à ce nègre manquait l’essentiel et tu pris le bendir des mains d’un batteur et tu te mis à jouer et au fur et à mesure que tu tambourinais les pupilles de tes yeux se dilataient se dilataient, tu n’étais plus à l’intérieur de la tente, peut-être dans ces vergers paraphréniques où l’on continuait à monter des scènes, à inviter des as-de-pique tu n’étais plus parmi les invités d’un soir, ces grands hommes porteurs de boubou qui revenaient un à un sur la piste avec dans leurs mains des bâtons effilés, des sabres, des fusils minces qui s’entortillaient autour du nègre qui était dans un tel état d’exaltation que tu aies pu voir à travers ses yeux qui percevaient par les tiens propres des souvenirs enchevêtrés, des bouts d’enfance, des bribes de mémoire et tu sus que l’inévitable n’était plus à éviter

Ah… ce cognement de billes contre mes tempes, mon essence transbahutée, mes yeux fermés, cette

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perte d’équilibre par-dessus des chaises, comme dans un rêve, cette odeur de benjoin, ces étrangers quittant subrepticement les lieux, leur réapparition comme s’ils émanaient de la glèbe même, le canoun fumant courant tout seul d’un bout à l’autre de la guitoune, ce balancement des fusils et des flûtes, les bendirs fichés dans un seul doigt, le pouce, la nouba de Sidi Bouaoun qui faisait fléchir les uns jusqu’à terre, rythme syncopé, féroce, le traînement de corps dans la poussière avec dessus cet air plaintif, ce souffle, ces envolées, ces lamentations, cette transe mortelle

Il est fou, il est fou, criait Abla de l’intérieur de la maison

L’homme rentra.

Il n’est pas fou, dit-il.

Qu’est-ce qu’il raconte alors

Une histoire qu’on comprendra plus tard

Mais c’est depuis ce matin qu’il revient sur ces choses

Ton frère est fatigué, Abla, ça va passer

Il a dit il a dit aussi qu’il a rencontré ses propres cousins et un frère tout noir et une nièce et une grand-mère à Baladourimel et un tas de gens tous parents à lui

Est-ce que Baba Salalah a mangé, demanda l’homme

puis il ressortit.

C’est moi Baba Salalah, c’est Baba Ali qui parle

Baba Salah au pays de la verdure, Ammi Salah, au pays des sables, Khali Salah au pays des glaciers,

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Da Salah au pays des palmiers, Sidi Salah au pays des dattiers, je te reconnais Baba, toujours engoncé, toujours si paterne, cette pudeur, ces pleurnichements dès que passe le parent, je te reconnais Baba Ali et ce palmier, et cet autre, mais tu étais là-bas, toi aussi, et ton ombre gigantesque, simultanément sous la guitoune, dans le verger en train de répéter ton rôle, dans le café de Mazouz, près du comptoir en compagnie de Sidjani, d’Oncle Hocine, près du talus avec Saïd et aussi près du puits parmi tout le groupe et toujours tu t’en allais dès que je m’approchais, et une fois alors que nous étions sur le chemin qui monte vers le plateau, moi et Salem (ah son geste de remuer en l’air cette vieille peau craquelée et en éventail avec dessus tous leurs noms jusqu’au sien bien sûr, toute la généalogie, il m’expliquait le fief, l’arrivée de Sidi au Onzième siècle, l’arrière-arrière-arrière-grand-mère Djamila, la première Djamila qui s’amouracha du Saint, la proscription de son père, et tout en ramant l’air de sa peau me disant, c’est à Mabrouk que devait échoir le plateau, vois-tu, me faisait-il comprendre que la toile ne datait pas d’hier et qu’elle avait obtenu l’aval des anciennes autorités ottomanes autrefois, et il me faisait montre de noms écrits en gras peut-être en turc et moi sans proférer un mot, en moi-même, ils sont morts tous les deux et maintenant lui entre deux eaux et ta cousine alors rapt ? morte ? quel héritage ? il est pour toi le plateau) tu étais parmi les raquettes des figuiers de Barbarie et nous t’écoutions recommander à Ma’ de nous renvoyer et nous sommes redescendus cette première nuit-là, c’était la pleine lune, le pauvre Salem emmitouflé dans son burnous blanc et moi penaud, me disant si elle n’arrive plus à me reconnaître, et

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mon compagnon babillant, et moi quel héritage, lui qu’en sais-tu, serais-tu le fils de Arbia, serais-tu un fils de Brahim conçu alors qu’il guerroyait du côté du pays des glaciers chante moi alors "source des vignes donne moi de ses nouvelles", Brahim d’après oncle Hocine était un entiché des succès de Djermouni et le voilà qui débitait la complainte :

tout nouvel ami

me fuit

suis-je ceinturé de serpents

ou bien porté-je des guêtres de scorpions

serais-tu celui dont tout le monde parle et ton père en ne prenant qu’un seul repas et au milieu du jour a-t-il lu « Les Stratagèmes » lisait-il Sophocle sinon pourquoi alors ce vers « O Deya tu ne m’as point envoyé de pelisse » et là haut, depuis quand parlent les figuiers, serait-ce Brahim mais j’ai les plans les plans n’est-il pas mort dans une grotte ton père et cette vieille là ma tante ta belle-mère avec son fusil et ses cartouchières en nous visant voulait-elle nous tirer dessus, l’intensité de son regard quand tu lui fis face et moi dont les pieds choisissaient d’eux-mêmes les ornières pour retenir l’élan tellement la pente était abrupte, mon genou plié et ma tête qui balançait pensant à l’autre qui est toujours à l’hôpital – état stationnaire – puis il ajouta en reprenant par une autre tournure, je comprenais qu’il voulait me sonder, ah cousin, cousin, serais-je un inculpé, moi aussi… La seconde fois, (tu étais toujours parmi les cactus), je ressens encore l’odeur forte des conifères, il faisait une nuit zébrée de cendre et quand elle apparut dans les figuiers avec son fusil et ses cartouches et qui dit il est encore vivant Dellah Abdallah-le-gâté le

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dernier des bâtard il s’enrichit jusque dans les mosquées il s’enrichit dans les foires il s’enrichit dans les tavernes du con de sa mère, il s’enrichit de partout allez le voir allez le voir c’est lui qui vendit qui hypothéqua qui parla parce qu’il savait discourir à l’époque Et l’autre qui dit de sa voix qui change qui devient fluette à l’occasion habillé de son burnous blanc immaculé et qui était à mes côtés dans le talus qui tremblait un peu qui faisait le mélange de toute cette histoire disant nous c’est les plans qu’on veut pour savoir jusqu’où vont les terres pour faire le tracé pour départager un peu et elle qui dit avant-hier soir j’avais tiré sur deux oiseaux deux malingres oiseaux et jusqu’au matin je les avais pas récupéré ils sont restés accrochés dans les branchages et j’avais dit rentre si c’était ton bien ce serait tombé dans ta gibecière et je suis rentrée elle dit les choses se passèrent vers la fin des années quarante je venais tout juste d’arriver dans cette maison il n’ y avait que deux voix qui circulaient celle d’ Abdallah parce que l’aîné et celle de ma belle- mère et mon époux vendit tout le versant sud pour la caisse de la Révolution Abdallah vendit aussi en faisant greffer les arbres mais je ne sais pas ce qu’il a vendu ou hypothéqué les arbres ou la terre et l’autre qui frotte ses genoux à mes côtés c’est les arbres c’est les arbres j’en suis sûr j’en étais sûr et elle qui dit ah c’est toi le bâtard le dernier bâtard tu vendrais toi aussi tu vendrais un jour et lui qui dévalait la pente qui tombait dans le fossé qui se relevait qui s’excusait un peu qui reprenait son élan et qui se noyait dans la nuit, l’odeur de poudre fut à mes narines avant que le coup ne partit puis je l’entendis dire, comme si elle ne me

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reconnaissait plus fils de Lalla OmElKheir tu peux t’en aller avant qu’il ne soit tard.

Après le coucher du soleil Ali égorgea un coq en l’honneur du retour de Salalah et Abla prépara un bon couscous auquel furent conviés quelques voisins comme cela est de coutume au pays de Baladourimel. Mais Salalah ne daigna pas quitter son coin. Face aux trois palmiers il continuait à palabrer en trébuchent sur d’autres anecdotes, d’autres rêves, faits divers, les légendes des pays qu’il sillonnait

Ainsi on dut dresser la meida dans la courette. Ils étaient six autour du grand plat et ils mangeaient avec leurs mains et en silence. Seul Ali était un peu à l’écart, accroupi sur ses talons, tenant haut la louche au dessus de sa tête et la marmite sur les genoux, attentif au rajout de la sauce si les grains de couscous venaient à sécher. Baba Salalah aussi mangeait, enfermé dans un mutisme qui allait durer le temps du repas puisqu’une fois la meida desservie il commença par interpeller un à un ces cinq voisins qui semblaient manquer d’assurance en les gratifiant de sobriquets en parlant de massue, de couteau et de fronde tout en attribuant à chacune de ces armes des interprétations dont il était sûrement le seul à comprendre les développements où il est question de lâcheté, d’insécurité, du manque de volonté, de médiocrité, d’anéantissement physique, de camouflage, de férocité, de grossièreté, de choix suggéré par plusieurs, d’impulsivité

Puis il s’emballa.

Elle dit elle dit m’as-tu vu dans le lit du fleuve et lui Baba Salalah le visage plus blanc qu’un morceau de caoutchouc peint en blanc avance la tête de biais

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faisant miroiter une ancienne sueur collée à son front dit je ne sais pas je ne sais pas c’est très flou devant mes yeux l’air est corrompu c’est pire que la nuit opaque c’est pire que la brouillasse sur certaines routes je n’aperçois rien je ne vois rien je n’entends rien je ne me souviens de rien mais j’ai la sensation tout de même je peux mentir je pourrais mentir puis il avance ses longues mains et elle dit et le fleuve l’oued comme vous l’appelez elle dit m’as-tu vu dans le lit du fleuve de nuit de jour il dit je buvais en ce temps là je buvais comme un chien errant puis la tête de Baba Salalah dodelina et il vit le fleuve les berges la nuit et les villageois parsemés dans la campagne tenant très mal leurs armes à la main et il se mit à les talonner se disant pourquoi crient-ils quelqu’un que je ne connais pas est mort ils savent qu’il est mort depuis longtemps et voilà qu’ils se sont réveillés pour aller récupérer le corps et l’enfouir dans la terre maternelle et il vit que tous tous mâchaient de la résine exsudée sur d’anciens sapins en faisant semblant de courir sûr qu’ils allaient tomber sur le cadavre que les loups auraient arrangé par un côté et courant à leur suite pendant des heures et des heures il vit qu’ils ne faisaient que sillonner la plaine à croire qu’ils cherchaient le cadavre sous un caillou il les suivait qui s’en allaient jusqu’au pied du plateau qui revenaient jusqu’au bord du fleuve qui repartaient mais jamais ne regardaient vers le lit du fleuve et alors alors il les abandonna et descendit la berge elle dit je serais peut-être le bout du songe le feu la fumée la silhouette ah je suis là je suis là que portent vos entrailles étais-je si loin qui fomenta le coup et lui Baba Salalah le visage plus blanc qu’un morceau de caoutchouc peint en blanc en oignant de ses mains

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tout son visage et ses cheveux de sueur je ne sais pas je ne sais pas il y a tellement de choses d’événements je n’étais pas exclusivement présent mais je n’étais pas absent aussi et il remontait le courant de la rivière c’est à peine si l’onde était là aplatie parmi la pierre ponce et l’herbe aquatique et il sentait ses pieds dans la fange et de vieux troncs qui lui battaient les mollets et il avançait Baba Salalah avançait il ne pensait à rien à rien la nuit opaque des cris des plaintes des geignements qui parvenaient entrecoupés le bord du fleuve morte l’eau qu’il sentait crasseuse visqueuse Baba Salalah avançait sentant ses habits lui mouiller tout le corps et il se dit c’est comme si le cadavre je le reconnais je n’hésite même pas je fonce je fonce vers le coude de la rivière oui là là bien sûr puis lentement il tourna la tête vers le flanc de la montagne les yeux quasiment fermés et il les vit eux là immuables comme ils les a toujours imaginés comme dans le premier songe ah ce rêve d’autrefois où il suffisait juste de peu de palmes et de brise d’un remous comme en filigrane cette vision cette image figée les chevaux en premier pauvrement harnachés au pied du massif arc-boutés peut-être des chevaux de trait et non de bataille puisque terrifiés par cet étrange relief avec dessus de jeunes gens au visage ridé par l’épuisement du voyage le crâne à découvert la capuche rabattue sur l’épaule mal rasés sanglés dans de vieilles djellabas à rayures qui semblaient tirer sur le mors en levant haut la cravache deux des sept cavaliers légèrement désarçonnés et il comprit qu’ils devaient être à leur première expédition où on les avait engagés eux et ces montures farouches et craintives qu’on avait difficilement rassemblés et montés depuis des champs et des lieux interlopes pour

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quelque cause tribale sauf peut être le troisième à partir de la droite qui avait le teint du visage plus foncé avec une contraction de la bouche exprimant une sorte de violente répulsion ce rictus lui déformant la bajoue qui essayait de se tenir très droit sur sa selle et plus haut c’est à dire bien au dessus une dizaine de méharis nonchalants tendant leur encolure vers le bas flairant l’odeur de l’eau qui eux ne semblaient pas à leur première entreprise ou peut-être encourageant par ce geste incitant les chevaux à avancer portant des vieillards enroulés dans des toges blanches immaculées l’air serein la tête enserrée dans un volumineux chèche blanc la main levée dans un geste de salut cérémonieux de minces et longs fusils en bandoulière ah ah l’illusoire l’illusoire mais j’allais j’allais toujours.

Elle était étendue sur une langue de sable de ces langues généreuses pleines du meilleur grain grisonnant comme ne savent produire que les rivières à certain angle saillant avec presque rien sur le corps et ses membres paraissant enflés les doigts des pieds inversés dans l’eau les cheveux poisseux collés sur un côté du visage du sang desséché et noir sur presque tout le corps et Baba Salalah dit c’est peut-être comme ça la mort quand on se retrouve seul avec le cadavre puis lui clignotant des cils considérant la poitrine qui se soulevait peut-être dormait-elle et il dit il y a une sorte d’aboutissement de contrecoup à la mort chez un cadavre et si c’était le jour il aurait aperçu des ecchymoses et il avançait Baba Salalah avançait et par moment il entendait les enfants les enfants qui gambadaient dans les champs qui criaient c’est ici c’est ici persistant et lui qui pensait la nuit va surgir d’un moment à l’autre avec les coups de feu

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comme si les nuits s’enchaînaient aux nuits à Baladoutherid et il les entendait maudissant les très longs jours d’été qui étaient si courts pourtant et il les imaginait eux qu’il avait connus naguère de très près entrain d’injurier d’offenser de cracher sur la terre même s’il ne les entendait plus pâles les habits déchiquetés et il avançait vers la chose.

Ah je suis là je suis là murmurait la voix.

Et lui dit je te reconnais parmi dix parmi cent je n’ai nul besoin de te voir pour te reconnaître tu es en moi en moi ma petite soeur tu naquis de moi tu es mon sang ma chair faite de mes entrailles fruit maternel n’ajoute pas un mot je sais je sais pas besoin de te voir pour te reconnaître et il avançait à grands pas dans l’eau arrachant difficilement ses pieds nus à la vase aux troncs couchés impassibles et il n’avait plus souvenance des autres sillonnant la plaine faisant mine de chercher sous le caillou avec leur arsenal et leur bâton d’olivier criant de temps à autre par ici et Baba Salalah progressant toujours vers cette chose fraternelle étendue sur la langue de sable grisonnant mouillée sur quoi se posaient aussi des feuilles de saule pleureur si vertes si vertes et les feuilles de roseaux et plus il progressait plus il sentait le cadavre qui savait parler glisser plus loin s’éloigner happé par le prolongement de l’oued devenu à présent si raide et il s’entendit dire ils sont tous morts tous morts et plus mort encore ton frère de lait Salem notre autre cousin s’est arrêté de se remémorer son oncle accroché au feuillage et moi des pays des verdures aux pays des sables aux pays des glaciers sillonnant.

Puis le souffle fut coupé la langue de Baba Salalah colla dans sa grande bouche et ses dents claquèrent et ses yeux tout ronds comme des roues de bicyclette

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brillèrent comme ceux d’un chat qui s’étonne et il n’ y avait plus de sable et la berge était si loin et ses pieds qui n’étaient nullement mouillés ce qui fit encore briller ses yeux ses yeux tout ronds quand il vit à ses pieds un énorme disque contenant l’effigie d’une femme décapitée et démembrée puis son regard se brouilla et il entendit la voix qui dit:

Ah je ne suis pas celle qui porte des grelots tatoués sur le visage je ne suis pas déesse je ne porte point de diadèmes et à mes oreilles ne pendent pas des ornements célestes je ne me promène pas avec des ossements rattachés à ma ceinture je suis votre soeur votre soeur votre soeur et je dis alors me croirais-tu assez naïf toutes ces routes pour rien les foehn les simouns les tribus qu’il fallait traverser me croirais-tu assez naïf où est donc ce père volage et martyr sa guerre et ses épousailles serais-je un souffre-douleur combien de mères combien sommes-nous je croyais avoir devancé le nègre et c’est plutôt Ahmed par quel chemin a-t-il surgi ah me parviennent en écho ces litanies rabâchées lors de mon passage des montagnes Ouarsenis les Aurès Béni Salah et nous avons côtoyé tous nos frères qui mendiaient qui mendiaient** ou encore et nous avons marché tous les jours et toutes les nuits les pieds en sang le ventre vide et la tête lourde du sang des suppliciés et nous avons hurlé** ou encore dans le marbre de ma colère rentrée laisse moi gratter inlassablement les lettres creuses de ton épitaphe**

** Vers tirés du Poème « La complainte des mendiants arabes de la Casbah et de la petite Yasmina tuée par son père » de Ismaël Ait Djaffar.

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Père t’avait-il poussée sous la calèche en psalmodiant dis-moi les traits de son visage ses yeux le remords la main qui t’agrippait par le bras qui te poussait sous les roues Puis le corps revenant puis le corps rapetissé plus infime qu’un dessin ou une photo là à deux doigts une sorte de carte passée à la poste un instant puis de nouveau plus de clarté plus de sang dans les yeux et ce n’est plus l’odeur de campagne plus de saules plus de miroitement à la surface de l’oued le corps repartait plus loin.

Et je me disais ce n’est point un rêve ce n’est point un rêve mon Dieu elle est là elle me parle ma petite soeur la clarté des yeux les cils le nez la bouche les pommettes le menton la petite fossette le teint mat le mien celui de père qui sont ceux de Abla les cheveux les longues jambes je ne rêve pas et il me semblait que nous laissions derrière nous le fleuve que nous traversions un cimetière ou un champ de bataille apparemment sans cadavres ces bouffées de poudre cette odeur de mort et de nouveau ces litanies sur nos têtes qui parvenaient par à-coups depuis les montagnes comme un leitmotiv l’effroi d’un ciel où pullulèrent un instant des chauves-souris des oiseaux des poissons volants avec tout autour de nous des ifs peut-être des roseaux au feuillage bleui par le reflet des flaques d’eau signe qu’il avait plu la veille de grosses mottes de terres mouillées une dizaine de corbeaux alignés sur un remblai et serrés les uns aux autres immobiles en attente et entendre des aboiements et des hurlements au loin plus le cliquetis de grosses chaînes cisaillant le cou des bêtes et les chevrons de quelque cabane ouverte aux quatre était-ce le soir était-ce l’aube et en même temps une placette avec des gens qui fuyaient par de petites

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portes comme à l’heure de la prière du coucher où de grands vents que je reconnaissais s’entraînaient dans leur euphorie avant le départ pour Baladoujerid des gens qui pénétraient non je dirais qui s’engouffraient dans des ouvertures en rabattant les pans de leurs amples vêtements sur le visage qui sortaient par d’autres fentes qui traversaient la terre battue de ce souk millénaire par le milieu en courant le balluchon de leur marchandise gigotant au bout du bras et qui rentraient dans d’autres fissures d’autres gens avec des aiguières à la main des matinaux qui partaient à la mosquée peut-être plus une kasbah qui montait montait toujours entre chien et loup puisque les lampadaires s’allumaient déjà un à un ou peut-être étaient-ils entrain de s’éteindre un à un ses ruelles en cul-de-sac étroites sales portant d’illisibles graffitis sur les murs des votey ouy des soleils dans des entrejambes des pommes ou coeurs transplantés de flèches de lances de javelots cité nageant dans un silence précurseur de chamboulement et à chaque détour le même nègre dont le visage se retournait vers moi un visage hilare avec deux yeux enjoués comme s’il voulait me transmettre un message ou peut-être me défier avec ses deux compagnons tous trois dans leurs amples vêtements portant les flûtes le grand tamtam les bendirs qui disparaissaient dans les murs qui m’épiaient par delà des fenêtres grillagées ce sourire moqueur sur les lèvres par-dessus des balcons et des terrasses plus hautes que les nuages et elle dit je suis très vivante Da Salalah je suis très vivante c’était mensonge sur mensonge un rêve ce que tu as vu et moi un rêve ? un rêve ? et elle l’aviation les bombardements l’histoire de la calèche et du gouvernement ce n’est pas bien de la part de doux

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chevaux une fillette déchiquetée sous les roues de la calèche du gouverneur mon Dieu disait-elle ces journaux ce postier jusqu’où iraient-ils et c’était elle qui me prenait par la main et j’avais de la vraie sueur froide sur le front et sur la gorge naissant à la racine de mes cheveux qui dégoulinait sur mes joues mes lèvres dans mes yeux que je ne pouvais point frotter bien sûr pour ne pas basculer dans la folie ou dans un monde où il me serait très difficile de me rattraper et je me disais mon Dieu mon Dieu aurais-je fait tout ce trajet depuis Baladoutoumour depuis Baladoujerid depuis Baladoujelid pour arriver dans cette contrée de Baladoutherid pour rêver pour repartir avec une mémoire endolorie de cauchemars et je lui pressais les doigts et quand nous fûmes à Bordj Dor dans un fossé bordant la route je revis le nègre habillé de toge assis sur ses talons avec le tamtam entre les genoux seul cette fois-ci qui me dit sur un ton sec à la manière d’un acteur qui veut bâcler une scène hee rends moi ma soeur toi d’une voix enrouée où je discernais beaucoup de pitié et de compassion et je passais sans mot dire me disant où peuvent bien être ses deux compagnons et elle qui dit je ne suis pas morte Da Salalah tu n’es pas morte je disais et je pressais sur ses doigts de vrais doigts de vivante de vrais doigts humains puis nous avons coupé à travers champs et nous sautions des fossés des flaques d’eau des fougères des nids de grives des roseaux bas avec de larges feuilles bleues et des oiseaux qui partaient dans le ciel à tire d’aile lourdement puis nous avons traversé toute l’orangeraie le lieu était coupé dans une pénombre bleutée ce devait être durant un hiver où il n’avait pas beaucoup plu les branches étaient là qui nous tendaient leurs fruits amers et pas plus gros que

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des balles de ping-pong des oranges bleues et quand nous sommes arrivés devant un arbre elle s’arrêta et me le montrant du menton me dit c’est ici l’oncle et je compris comme si je surgissais d’entre les langes du cauchemar qu’elle était au courant des événements de ce pays et le doute me prit que ce n’était peut-être pas moi qui rêvais mais plutôt elle qui me rêvait je ne savais plus où j’en étais me serais-je créé une chimère serais-je une illusion j’allais disparaître peut-être puis elle se mit à m’interroger sur tout le monde comment va l’oncle Hocine toujours espiègle comment va tante Zoulikha toujours boudeuse et Ma Messaouda et son homme le vieil Ahmed qui raconte comment il avait ramené son fils cette histoire de l’oncle ces caisses de pièces de rechange pour équiper les 300 mitraillettes « vigneron » fabriquées en Allemagne sous licence belge ces caisses étiquetées « biscuits » et ce Bensalem l’intermédiaire le Casablancais n’est-ce pas Mohamed bien sûrement et je disais oui oui nous allons rentrer c’est un monde de fous que cette tribu je balbutiais je disais n’importe quoi et je prenais les petits doigts dans ma main je les serrais et je me disais mon Dieu mon Dieu si c’est un rêve effrayant je couperais court à la boisson comme avait fait cousin Mokhtar mais sans pour cela aller me pendre lui c’est une chose passer radicalement du blanc au noir avec tous ces livres ésotériques qu’il traînait ces Ibn Arabi Halladj ces brefs écrits comme rapportés depuis ces petits mausolées que les vents de sable faisaient presque renverser d’une vallée a l’autre avec ces tribulations presque vécues à l’insu des vents des confins de balladoujerid où il n’avait jamais mis les pieds à moins qu’il fût de connivence avec le nègre je ne saurais pas moi un professeur de lycée qui se met

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tout seul à courir dans les vergers en disant ils arrivent ils arrivent mon Dieu mon Dieu je deviendrais un habitué de la mosquée je m’abandonnerais à la lecture du Livre Saint mon Dieu mon Dieu faites que ce ne soit point une chose réelle et une voix peut-être la voix du corps qui utilise votre bouche votre langue que vous n’arrivez pas à empêcher elle serait capable d’ emprunter votre petit doigts votre oeil les pores de votre peau qu’en sais-je moi et je dis en tendant la perche et le nègre dans le fossé il ne m’a pas paru réel à moi et la voix qui ponctue tout le monde était dans le fossé tu ne t’es pas aperçu mais ils étaient là et je me taisais en rabaissant les yeux et je pressais les petits doigts ma petite soeur ma petite soeur et elle qui me dit comme quelqu’un qui ne veut pas de votre apitoiement et sur une autre intonation dans la voix Salalah je suis loin d’être morte et qui ajoute avec énormément de tendresse et d’affection Da Salalah ai-je mal fait me suis-je mal comportée puis je rêvais les villes et les décombres et les avions très bas les gens qui partaient avec le ballot sur les épaules qui croyaient fuir puisqu’il s’agissait de quitter quelque endroit d’être plus loin je ne sais pas et Salem qui se retrouvait à mes côtés me disant tout est foutu Salalah et qui prenait ses jambes à son cou comme on devait s’attendre et elle qui naissait de la poussière un tas d’amoncellements de briques elle surgissait et époussetait sa longue robe et qui dit je suis là ah je suis là je pressais les petits doigts dans ma main tout en me disant voila mon Dieu que les choses reprennent depuis le début je ne crois pas à la sorcellerie mais voila que je commence à douter de mes croyances et pour ne point plonger dans la folie

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je me disais tout en continuant à marcher à fuir quelque part deux silhouettes bringuebalantes s’en allant à cloche-pied moi et elle nageant dans une pénombre céruléenne à raison de 6km par heure je serais à Sebseb dans une heure à Baladoujelid dans une journée à baladoutoumour dans une semaine faisant fi de la fatigue du clapotis des flaques et de ce rêve qui arrivaient en leitmotiv un peu à la rengaine un peu comme ces avions que nous traficotions dans notre enfance autrefois et quand nous fûmes proches de Sebseb j’ai relâché sa main fait un ou deux pas puis me suis retourné nous allions traverser la départementale et nous n’ étions pas loin du lieu où on le découvrit lui alors elle s’arrêta pivota sur elle-même je regardais le visage les épaules puis les pieds et je la voyais de profil à présent et je distinguais que toute sa robe couleur de sable c’est à dire un sable coulé dans une eau lustrale je veux dire une robe verdâtre presque passée sous le pli d’eau d’algues depuis son épaule sa longue robe jusqu’au niveau du genou noirâtre et je ne pouvais ni fuir ni mettre un pas en avant ni crier ni prendre le ciel à témoin je nageais dans une mare de sueur jusqu’à sentir les cils qui battaient contre mes propres pupilles j’implorais une fois le dénouement de ce cauchemar deux fois son recommencement pour pouvoir trouver le temps d’une échappatoire et je me dis qu’elle a reçu le coup sur le côté comme quelqu’un qui lançait cela en ignorant sa propre intention d’inculper ou de disculper une partie tierce et il y avait le soleil à présent un soleil si féroce quasiment ramené à mon insu de baladoujerid sous la peau et j’entendais et je voyais les éclatements du jour comme des déflagrations qui émanaient presque de moi-même et

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je pus distinguer que tout ce côté noirâtre scintillait par moment elle était restée en retrait de trois mètres je me rapprochais d’elle et je pus voir les vers les vers qui grouillaient depuis l’épaule jusqu’au bas du genou et j’étais là atterré sidéré comme si j’allais sur un nid de fourmis de guêpes de vipères et je restais là à observer tout ce tournoiement de petites bêtes et je voyais les larves rapides qui pénétraient tout droit dans le corps qui nettoyaient les os de ce flanc qui m’était toujours exposé de profil qui ressortaient par les sourcils et le genou et elle dit ah c’est donc toi qu’on envoya en dodelinant de la tête et elle ajouta je suis morte Da Salalah.

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  • : Pour les passionnés de Littérature je présente ici mes livres qui sont edités chez DAR EL GHARB et EDILIVRE. Des poèmes aussi. De la nouvelle. Des traductions – je ne lis vraiment un texte que si je le lis dans deux sens.
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