EMILY DICKINSON
40 POÈMES
traduction française par Charlotte Melançon
115
Quelle est cette auberge
Où pour la nuit
Vient un insolite voyageur?
Qui est l'aubergiste?
Où sont les servantes?
Regarde, quelles chambres étranges!
Pas de feu qui rougeoie dans l'âtre—
Pas de chopes qui débordent—
Nécromancien! Aubergiste!
Qui sont-ils ceux d'en-bas?
153
La poussière est le seul secret—
La mort, la seule
Dont on ne puisse tout apprendre
Dans son «village natal».
Personne n'a connu «son Père»—
N'a jamais été un enfant—
N'a jamais eu de camarades,
Ou de «vieilles histoires» —
Laborieuse! Laconique!
Ponctuelle! Paisible!
Hardie comme un bandit!
Plus silencieuse qu'une flotte!
Bâtit comme un oiseau, aussi!
Le Christ vole le nid—
Un merle, puis un autre,
Passés en fraude à l'éternité!
158
Je meurs! je meurs dans la nuit!
Quelqu'un apporterait-il la lumière
Que je puisse voir quelle route prendre
Dans l'immortelle neige?
Et Jésus! Où Jésus est-il?
On a dit que Jésus —toujours venait—
Peut-être il ne connaît pas la maison—
Par ici, Jésus, laissez-le passer!
Courez quelqu'un à la grand' porte
Et voyez si Dollie s'en vient! Attendez!
J'entends ses pas dans l'escalier!
La mort ne sera rien —Dollie est ici!
177
Ah, Nécromancie chérie!
Ah, Sorcière érudite!
Enseigne-moi l'art
Que j'inocule la peine
Que docteurs en vain apaisent
Ni qu'aucune herbe de toute la plaine
Pourrait guérir!
182
Si je devais ne plus vivre
Quand les merles reviendront,
Donne en souvenir à celui qui porte
La cravate rouge une miette de pain.
Si je ne pouvais dire merci,
M étant vite endormie,
Tu sauras que j'essaie
Avec ma lèvre de marbre.
189
C'est chose si petite de pleurer—
Chose si brève —soupirer—
Pourtant —par des métiers de cette sorte
Hommes et femmes nous mourons!
190
Il était faible, et j'étais forte —alors
Il m'a laissé l'emmener—
J'étais faible, et il était fort —alors
Je l'ai laissé m'emmener —chez moi.
Ce n'était pas loin —la porte était à côté—
Il ne faisait pas noir —puisqu'il est venu —aussi—
Il n'y avait pas de bruit —puisqu'il n'a rien dit—
C'est tout ce qui m'importait.
Le jour a frappé —et il a fallu nous quitter—
Ni l'un ni l'autre n'étions plus forts —à présent—
Il luttait —et je luttais —aussi—
Nous ne l'avions pas fait —pourtant!
216
A l'abri dans leurs chambres d'albâtre—
Insensibles à l'aube—
Insensibles au jour—
Reposent les membres dociles de la Résurrection—
Poutre de satin —et toit de pierre—
Splendides vont les ans —dans leur croissant— au-dessus d'eux-
Les mondes creusent leurs arcs—
Et les firmaments —voyagent—
Les diadèmes —tombent —et les doges —se rendent—
Sans bruit comme des points —sur un disque de neige—
239
Le ciel —est ce que je ne peux pas atteindre!
La pomme dans l'arbre—
Pourvu qu'elle pende —vraiment— sans espoir—
Voilà ce qu'est —le ciel —pour moi!
La couleur, sur le nuage en voyage—
Le pays interdit—
Derrière la colline —la maison derrière—
Là —se trouve —le paradis!
Ses pourpres agaçants —les après-midi—
L'appât —crédule—
Enamouré —du Conjurateur—
Qui nous a repoussés du pied —hier!
241
J'aime l'air de l'agonie,
Parce que je sais que c'est vrai—
On ne feint pas les convulsions,
On ne simule pas les transes—
Les yeux se glacent —et c'est la mort—
Impossible de contrefaire
Les perles sur le front
Par l'angoisse grossièrement enfilées.
30
249
Folles nuits —folles nuits!
Si j'étais avec toi
De folles nuits seraient
Notre luxure!
Futiles —les vents—
Pour un coeur au port—
Plus de boussole—
Plus de carte!
Ramant dans l'Eden—
Oh! lamer!
Si je pouvais amarrer —ce soir—
En toi!
288
Je suis personne! Qui êtes-vous?
Etes-vous —personne —aussi?
Alors nous faisons la paire!
Silence! on nous chasserait —vous savez!
Que c'est pénible —d'être— quelqu'un!
Que c'est commun —comme une grenouille-
De dire son nom —tout au long de juin—
Au marais qui admire!
301
Je me dis, la terre est brève—
Et l'angoisse —absolue—
Et nombreux —les blessés,
Mais, qu'importe?
Je me dis, nous pourrions mourir—
La meilleure vitalité
Ne peut vaincre la déchéance,
Mais, qu'importe?
Je me dis qu'au ciel—
De toute façon, ce sera égal—
D'après une équation nouvelle—
Mais, qu'importe?
449
J'étais morte pour la beauté, mais à peine
Etais-je installée dans la tombe
Qu'un autre, mort pour la vérité,
Fut mis dans une chambre à côté—
Doucement il demanda «pourquoi j'étais tombée»;
«Pour la beauté», répondis-je—
«Et moi, pour la vérité, c'est tout un—
Nous sommes frère et soeur», dit-il—
Et ainsi, comme des parents rencontrés la nuit,
Nous parlions d'une chambre à l'autre—
Jusqu'à ce que la mousse atteignît nos lèvres—
Et recouvrît —nos noms—
456
Si bien que je peux vivre sans—
Je t'aime —alors est-ce si bien que ça?
Aussi bien que Jésus?
Prouve-le moi
Que Lui —il a aimé les hommes—
Comme moi —je t'aime—
461
Femme —je serai au point du jour—
Soleil —as-tu un pavillon pour moi?
A minuit, je ne suis qu'une jeune fille,
Comme ça va vite d'en faire une femme—
Alors —minuit, j'ai passé loin de toi
Vers l'est, et la victoire—
Minuit —Bonne nuit! je les entends appeler,
Les anges se bousculent dans l'entrée—
Doucement mon Promis monte l'escalier.
Je bégaie la prière de mon enfance
Si tôt ne plus être une enfant—
Eternité, j'arrive —Monsieur,
Sauveur —j'ai déjà vu ce visage —avant!
478
Je n'ai pas eu le temps d'haïr—
Parce que
La tombe m'aurait fait obstacle—
Et la vie n'était pas si
Vaste que
Je pusse achever —l'hostilité—
Je n'ai pas eu le temps d'aimer non plus-
Mais puisqu'il
Fallait bien quelque activité—
Le petit labeur de l'amour—
Ai-je pensé
Me suffisait bien assez—
Mien —par le droit de la blanche élection!
Mien —par le sceau royal!
Mien —par le signe dans la prison écarlate—
Que les barreaux —ne peuvent cacher!
Mien —ici —dans la vision —et le veto!
Mien —par l'abrogation du tombeau—
Titré —confirmé—
Délirant privilège!
Mien —aussi longtemps que le temps fuit!
536
Le coeur demande le plaisir —d'abord-
Et puis —une dispense de la douleur—
Et puis —ces petits tranquillisants
Qui calment la souffrance—
Et puis —il demande à dormir—
Et puis —si c'est
La volonté de son inquisiteur
Le privilège de mourir—
650
La douleur tient du vide—
Elle ne peut se rappeler
Quand elle a commencé —ou s'il fut
Un temps où elle n'était pas—
Elle n'est —que ce qui sera—
Son infini contient
Ce qui fut —éclairé pour voir
D'autres cycles —de douleur.
686
On dit que le temps guérit—
Le temps jamais n'a guéri—
Une souffrance réelle s'affermit
Comme les nerfs avec l'âge—
Le temps est l'épreuve de la peine—
Mais pas un remède—
S'il se montre tel, il montre aussi
Qu'il n'y avait pas de maladie—
891
A mon oreille fine les feuilles —conféraient
Les journées —eux —étaient des cloches—
Je ne pouvais me protéger
Des sentinelles de la nature—
Si dans une cave je pensais me cacher,
Les murs —commençaient à parler—
La création semblait une fissure immense—
Pour me rendre visite—
976
La mort est un dialogue entre
L'esprit et la cendre.
«Dissous-toi», dit la mort —L'esprit: «Madame,
J'ai une autre espérance»—
La mort hésite —reprend sa plaidoirie—
L'esprit lui tourne dos
Ne laissant pour témoin
Qu'un manteau d'argile.
1075
Le ciel est bas —les nuages sales.
Un flocon de neige errant
Par une grange ou une ornière
Délibère s'il s'en ira—
Un petit vent tout le jour
Se plaint de son sort—
La nature, comme nous, parfois se fait prendre
Sans son diadème.
1233
Si je n'avais vu le soleil
J'aurais pu porter l'ombre
Mais la lumière autre désert
M'a rendu mon désert—
1250
Blanche comme un monotrope
Rouge comme une lobélie
Fabuleuse comme une lune à midi
Heure de février—
1263
Il n'y a pas de frégate comme un livre
Pour nous emporter en terre lointaine
Ni de coursier comme une page
De fougueuse poésie—
Le plus pauvre peut être du voyage
Sans l'injure du péage—
Qu'il est frugal le chariot
Qui transporte l'âme humaine.
1317
A Abraham on fit comprendre
Qu'il fallait le tuer—
Isaac était un moutard,
Abraham, un vieillard—
Sans hésitation
Abraham se soumit—
Amadouée par tant d'obéissance
La tyrannie tempéra—
Isaac —à ses enfants
Vécut pour raconter la fable—
Morale: avec un mastiff
Les manières prévalent.
1413
Doux scepticisme du coeur—
Qui sait —et ne sait pas—
Et tangue ainsi qu'une flotille
De parfums affrontant la neige-
Qui appelle et diffère la vérité
Craignant la sèche certitude
Comparée à l'exquis tourment
Passion frémissant de peur—
1492
«Et avec quel corps reviennent-ils?» —
Ainsi c'est qu'ils reviennent —Réjouis-toi!
Quelle porte —quelle heure —cours —cours —mon âme!
Illumine la maison!
«Un corps!» Réel —avec un visage et des yeux—
Pour savoir que ce sont eux!
Paul connaissait l'Homme qui connaissait la nouvelle—
Il était passé par Bethléem—
1540
Aussi imperceptiblement que le chagrin
L'été s'en est allé—
Trop imperceptible enfin
Pour ressembler à quelque perfidie—
Une quiétude s'est distillée
Comme un demi-jour commencé de longtemps,
Ou la Nature qui aurait passé avec elle-même
Un après-midi retiré—
L'obscurité s'est ramassée plus tôt—
Le matin, étranger, a brillé—
Courtoise, pourtant déchirante grâce,
Comme invitée, mais qui s'en serait allée—
Et ainsi, sans une aile,
Ni l'aide d'une quille
Notre été, léger, a pris la fuite
Vers la beauté.
1544
Qui n'aura trouvé le ciel ici-bas
Le manquera là-haut—
Les anges louent la maison d'à côté
Partout où nous allons—
1612
L'encanteur des adieux:
«Une fois, deux fois, adjugé»,
Crie du haut de son crucifix,
Puis abat son marteau—
Il ne vend que désolation,
Les enchères du désespoir
Vont d'un seul coeur humain
A deux —pas davantage—
1624
Apparemment sans surprise
Pour chaque fleur heureuse
Le gel la décapite en jouant—
Comme par accident—
L'assassin blond passe—
Le soleil impassible se met
A mesurer un autre jour
Pour Dieu, qui approuve.
1625
Revenant de la fosse aimée, je te tire
Elle ne prendra pas ta main
Ni te serrera dans ses bras immenses
Celle que personne ne peut comprendre
1632
Donc rends-moi à la mort—
La mort que jamais je n'ai crainte
Sauf qu'elle privait de toi—
Et maintenant privée par la vie,
Dans ma propre tombe je respire
Et j'évalue sa taille—
Sa taille est tout ce que l'enfer peut deviner-
Et tout ce que le ciel était—
1695
Il y a une solitude de l'espace
Une solitude de la mer
Une solitude de la mort, mais toutes
seront nombreuses
Comparées à ce lieu plus profond
A cette intimité polaire
Une âme qui se reconnaît elle-même—
Infinité finie.
1719
C'est bien un Dieu jaloux que Dieu—
Il ne peut supporter de voir
Que plutôt qu'avec Lui nous préférions
Jouer les uns avec les autres.
1758
Où les oiseaux ont tout pouvoir d'aller
Et les abeilles jouent sans honte.
L'étranger avant de frapper
Doit essuyer ses larmes.
1763
La gloire est une abeille.
Elle a sa chanson
Et son aiguillon—
Ah, oui, des ailes aussi.