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10 février 2012 5 10 /02 /février /2012 07:11

    AIME CESAIRE 

 

An neuf

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Cadastres"

Les hommes ont taillé dans leurs tourments une fleur
qu’ils ont juchée sur les hauts plateaux de leur face
la faim leur fait un dais
une image se dissout dans leur dernière larme
ils ont bu jusqu’à l’horreur féroce
les monstres rythmés par les écumes
En ce temps-là
il y eut une
inoubliable
métamorphose
les chevaux ruaient un peu de rêve sur leurs sabots
de gros nuages d’incendie s’arrondirent en champignon
sur toutes les places publiques
ce fut une peste merveilleuse
sur le trottoir les moindres réverbères tournaient leur
tête de phare
quant à l’avenir anophèle vapeur brûlante il sifflait
dans les jardins
En ce temps-là
le mot ondée
et le mot sol meuble
le mot aube
et le mot copeaux
conspirèrent pour la première fois

 

Blues de la pluie

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Cadastres"

Aguacero
beau musicien
au pied d’un arbre dévêtu
parmi les harmonies perdues
près de nos mémoires défaites
parmi nos mains de défaite
et des peuples de force étrange
nous laissions pendre nos yeux
et natale
dénouant la longe d’une douleur
nous pleurions

Chevelure

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Cadastres"

Dirait-on pas bombardé d’un sang de latérites
bel arbre nu
en déjà l’invincible départ vers on imagine un sabbat de splendeur
et de villes l’invincible et spacieux cri du coq

Innocence qui ondoies
tous les sucs qui montent dans la luxure de la terre
tous les poisons que distillent les alambics nocturnes
dans l’involucré des malvacées
tous les tonnerres des saponaires
sont pareils à ces mots discordants écrits par l’incendie des bûchers
sur les oriflammes sublimes de ta révolte

Chevelure
flammes ingénues qui léchez un coeur insolite
la forêt se souviendra de l’eau et de l’aubier
comme moi je me souviens du museau attendri
des grands fleuves qui titubent comme des aveugles
la forêt se souvient que le dernier mot ne peut être
que le cri flambant de l’oiseau des ruines dans le bol de l’orage
Innocent qui va là
oublie de te rappeler
que le baobab est notre arbre
qu’il mal agite des bras si nains
qu’on le dirait un géant imbécile
et toi
séjour de mon insolence de mes tombes de mes trombes
crinière paquet de lianes espoir fort des naufragés
dors doucement au tronc méticuleux de mon étreinte ma femme
ma citadelle

Entre autres massacres

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Cadastres"

De toutes leurs forces le soleil et la lune s’entrechoquent
les étoiles tombent comme des témoins trop mûrs
et comme une portée de souris grises

ne crains rien apprête tes grosses eaux
qui si bien emportent la berge des miroirs

ils ont mis de la boue sur mes yeux
et vois je vois terriblement je vois
de toutes les montagnes de toutes les îles
il ne reste plus rien que les quelques mauvais chicots
de l’impénitente salive de la mer

 

Fils de la foudre

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Cadastres"

Et sans qu’elle ait daigné séduire les geôliers
à son corsage s’est délité un bouquet d’oiseaux-mouches
à ses oreilles ont germé des bourgeons d’atolls
elle me parle une langue si douce que tout d’abord je ne comprend pas mais à la longue je devine qu’elle m’affirme que le printemps est arrivé à contre-courant
que toute soif est étanchée que l’automne nous est concilié que les étoiles dans la rue ont fleuri en plein midi et très bas suspendent leurs fruits

 

Magique

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Cadastres"

avec une lèche de ciel sur un quignon de terre
vous bêtes qui sifflez sur le visage de cette morte
vous libres fougères parmi les roches assassines
à l’extrême de l’île parmi les conques trop vastes pour leur destin
lorsque midi colle ses mauvais timbres sur les plis tempétueux de la louve
hors cadre de science nulle
et la bouche aux parois du nid suffète des îles englouties comme un sou

avec une lèche de ciel sur un quignon de terre
prophète des îles oubliées comme un sou
sans sommeil sans veille sans doigt sans palancre
quand la tornade passe rongeur du pain des cases

vous bêtes qui sifflez sur le visage de cette morte
la belle once de la luxure et la coquille operculée
mol glissement des grains de l’été que nous fûmes
belles chairs à transpercer du trident des aras
lorsque les étoiles chancelières de cinq branches
trèfles au ciel comme des gouttes de lait chu
réajustent un dieu noir mal né de son tonnerre

 

Mot

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Cadastres"

Parmi moi
de moi-même
à moi-même
hors toute constellation
en mes mains serré seulement
le rare hoquet d’un ultime spasme délirant
vibre mot
j’aurai chance hors du labyrinthe
plus long plus large vibre
en ondes de plus en plus serrées
en lasso où me prendre
en corde où me pendre
et que me clouent toutes les flèches
et leur curare le plus amer
au beau poteau-mitan des très fraîches étoiles
vibre
vibre essence même de l’ombre
en aile en gosier c’est à force de périr
le mot nègre
sorti tout armé du hurlement
d’une fleur vénéneuse
le mot nègre
tout pouacre de parasites
le mot nègre
tout plein de brigands qui rôdent
des mères qui crient
d’enfants qui pleurent
le mot nègre
un grésillement de chairs de la griffe
sur le trottoir des nuages
le mot nègre
comme le dernier rire vêlé de l’innocence
entre les crocs du tigre
et comme le mot soleil est un claquement de balles
et comme le mot nuit un taffetas qu’on déchire
le mot nègre
dru savez-vous
du tonnerre d’un été
que s’arrogent
des libertés incrédules

 

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Corps perdu"

Moi qui Krakatoa
moi qui tout mieux que mousson
moi qui poitrine ouverte
moi qui laïlape
moi qui bêle mieux que cloaque
moi qui hors de gamme
moi qui Zambèze ou frénétique ou rhombe ou cannibale
je voudrais être de plus en plus humble et plus bas
toujours plus grave sans vertige ni vestige
jusqu’à me perdre tomber
dans la vivante semoule d’une terre bien ouverte.
Dehors une belle brume au lieu d’atmosphère serait point sale
chaque goutte d’eau y faisant un soleil
dont le nom le même pour toutes choses
serait RENCONTRE BIEN TOTALE
si bien que l’on ne saurait plus qui passe
ou d’une étoile ou d’un espoir
ou d’un pétale de l’arbre flamboyant
ou d’une retraite sous-marine
courue par les flambeaux des méduses-aurélies
Alors la vie j’imagine me baignerait tout entier
mieux je la sentirais qui me palpe ou me mord
couché je verrai venir à moi les odeurs enfin libres
comme des mains secourables
qui se feraient passage en moi
pour y balancer de longs cheveux
plus longs que ce passé que je ne peux atteindre.
Choses écartez-vous faites place entre vous
place à mon repos qui porte en vague
ma terrible crête de racines ancreuses
qui cherchent où se prendre
Chose je sonde je sonde
moi le portefaix je suis porte-racines
et je pèse et je force et j’arcane
j’omphale
Ah qui vers les harpons me ramène
je suis très faible
je siffle oui je siffle des choses très anciennes
de serpents de choses caverneuses
Je or vent paix-là
et contre mon museau instable et frais
pose contre ma face érodée
ta froide face de rire défait.
Le vent hélas je l’entendrai encore
nègre nègre nègre depuis le fond


du ciel immémorial
un peu moins fort qu’aujourd’hui
mais trop fort cependant
et ce fou hurlement de chiens et de chevaux
qu’il pousse à notre poursuite toujours marronne
mais à mon tour dans l’air
je me lèverai un cri et si violent
que tout entier j’éclabousserai le ciel
et par mes branches déchiquetées
et par le jet insolent de mon fût blessé et solennel
je commanderai aux îles d’exister

Soleil et eau

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Cadastres"

Mon eau n’écoute pas
mon eau chante comme un secret
Mon eau ne chante pas
mon eau exulte comme un secret
Mon eau travaille
et à travers tout roseau exulte
jusqu’au lait du rire
Mon eau est un petit enfant
mon eau est un sourd
mon eau est un géant qui te tient sur la poitrine un lion
ô vin
vaste immense
par le basilic de ton regard complice et somptueux

 

Et les chiens se taisaient

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Et les chiens se taisaient"

Tout s’efface, tout s’écroule
il ne m’importe plus que mes ciels mémorés
il ne me reste plus qu’un escalier à descendre marche par marche
il ne me reste plus qu’une petite rose de tison volé
qu’un fumet de femmes nues
qu’un pays d’explosions fabuleuses
qu’un éclat de rire de banquise
qu’un collier de perles désespérées
qu’un calendrier désuet
que le goût, le vertige, le luxe du sacrilège capiteux.
Rois mages
yeux protégés par trois rangs de paupières gaufrées
sel des midis gris
distillant ronce par ronce un maigre chemin
une piste sauvage
gisement des regrets et des attentes
fantômes pris dans les cercles fous des rochers de sang noir
j’ai soif
oh, comme j’ai soif
en quête de paix et de lumière verdie
j’ai plongé toute la saison des perles
aux égouts
sans rien voir
brûlant

 

Barbare

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Soleil coup coupé"

C’est le mot qui me soutient
et frappe sur ma carcasse de cuivre jaune
où la lune dévore dans la soupente de la rouille
les os barbares
des lâches bêtes rôdeuses du mensonge

Barbare
du langage sommaire
et nos faces belles comme le vrai pouvoir opératoire
de la négation

Barbare
des morts qui circulent dans les veines de la terre
et viennent se briser parfois la tête contre les murs de nos oreilles
et les cris de révolte jamais entendus
qui tournent à mesure et à timbres de musique

Barbare
l’article unique
barbare le tapaya
barbare l’amphisbène blanche
barbare moi le serpent cracheur
qui de mes putréfiantes chairs me réveille
soudain gekko volant
soudain gekko frangé
et me colle si bien aux lieux mêmes de la force
qu’il vous faudra pour m’oublier
jeter aux chiens la chair velue de vos poitrines.

 

Chanson de l’hippocampe

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Moi, laminaire"

petit cheval hors du temps enfui
bravant les lès du vent et la vague et le sable turbulent
petit cheval
dos cambré que salpêtre le vent
tête basse vers le cri des juments
petit cheval sans nageoire
sans mémoire
débris de fin de course et sédition de continents
fier petit cheval têtu d’amours supputées
mal arrachés au sifflements des mares
un jour rétif
nous t’enfourcherons
et tu galoperas petit cheval sans peur
vrai dans le vent le sel et le varech

A l’Afrique

Aimé CÉSAIRE

Paysan frappe le sol de ta daba
dans le sol il y a une hâte que la syllabe de l’évènement ne dénoue pas
je me souviens de la fameuse peste
il n’y avait pas eu d’étoile annoncière
mais seulement la terre en un flot sans galet pétrissant d’espace
un pain d’herbe et de réclusion
frappe paysan frappe
le premier jour des oiseaux moururent
le second jour les poissons échouèrent
le troisième jour les animaux sortirent des bois
et faisaient aux villes une grande ceinture chaude très forte
frappe le sol de ta daba
il y a dans le sol la carte des transmutations et des ruses de la mort
le quatrième jour la végétation se fana
et tout tourna à l’aigre de l’agave à l’acacia
en aigrettes en orgues végétales
où le vent épineux jouait des flûtes et des odeurs tranchantes
Frappe paysan frappe
il naît au ciel des fenêtres qui sont me yeux giclés
et dont la herse dans ma poitrine fait le rempart d’une ville qui refuse de donner la passe aux muletiers de la désespérance
Famine et de toi-même houle
ramas où se risque d’un salut la colère du futur
frappe Colère
il y a au pied de nos châteaux-de-fées pour la rencontre du sang et du paysage la salle de bal où des nains braquant leurs miroirs écoutent dans les plis de la pierre ou du sel croître le sexe du regard
Paysan pour que débouche de la tête de la montagne celle que blesse le vent
pour que tiédisse dans sa gorge une gorgée de cloches pour que ma vague se dévore en sa vague et nous ramène sur le sable en noyés en chair de goyaves déchirés en une main d’épure en belles algues en graine volante en bulle en souvenance en arbre précatoire
soit ton geste une vague qui hurle et se reprend vers le creux de rocs aimés comme pour parfaire une île rebelle à naître
il y a dans le sol demain en scrupule et la parole à charger aussi bien que le silence

Paysan le vent où glissent des carènes arrête autour de mon visage la main lointaine d’un songe
ton champ dans son saccage éclate debout de monstres marins
que je n’ai garde d’écarter
et mon geste est pur autant qu’un front d’oubli
frappe paysan je suis ton fils
à l’heure du soleil qui se couche le crépuscule sous ma paupière clapote vers jaune et tiède d’iguanes inassoupis
mais la belle autruche courrière qui subitement naît des formes émues de la femme me fait de l’avenir les signes de l’amitié.

 

Calendrier lagunaire

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Moi, laminaire"

J’habite une blessure sacrée
j’habite des ancêtres imaginaires
j’habite un vouloir obscur
j’habite un long silence
j’habite une soif irrémédiable
j’habite un voyage de mille ans
j’habite une guerre de trois cent ans
j’habite un culte désaffecté
entre bulbe et caïeu j’habite l’espace inexploité
j’habite du basalte non une coulée
mais de la lave le mascaret
qui remonte la calleuse à toute allure
et brûle toutes les mosquées
je m’accommode de mon mieux de cet avatar
d’une version du paradis absurdement ratée
-c’est bien pire qu’un enfer-
j’habite de temps en temps une de mes plaies
chaque minute je change d’appartement
et toute paix m’effraie

tourbillon de feu
ascidie comme nulle autre pour poussières
de mondes égarés
ayant crachés volcan mes entrailles d’eau vive
je reste avec mes pains de mots et mes minerais secrets

j’habite donc une vaste pensée
mais le plus souvent je préfère me confiner
dans la plus petite de mes idées

ou bien j’habite une formule magique
les seuls premiers mots
tout le reste étant oublié
j’habite l’embâcle
j’habite la débâcle
j’habite le pan d’un grand désastre
j’habite souvent le pis le plus sec
du piton le plus efflanqué-la louve de ces nuages-
j’habite l’auréole des cétacés
j’habite un troupeau de chèvres tirant sur la tétine
de l’arganier le plus désolé
à vrai dire je ne sais plus mon adresse exacte
bathyale ou abyssale
j’habite le trou des poulpes
je me bats avec un poulpe pour un trou de poulpe

frères n’insistez pas
vrac de varech
m’accrochant en cuscute
ou me déployant en porona
c’est tout un
et que le flot roule
et que ventouse le soleil
et que flagelle le vent
ronde bosse de mon néant

la pression atmosphérique ou plutôt l’historique
agrandit démesurément mes maux
même si elle rend somptueux certains de mes mots.

 

La roue

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Soleil cou coupé"

La roue est la plus belle découverte de l’homme et la seule
il y a le soleil qui tourne
il y a la terre qui tourne
il y a ton visage qui tourne sur l’essieu de ton cou quand tu pleures
mais vous minutes n’enroulerez-vous pas sur la bobine à
vivre le sang lapé
l’art de souffrir aiguisé comme des moignons d’arbre par les
couteaux de l’hiver
la biche saoule de ne pas boire
qui me pose sur la margelle inattendue ton
visage de goélette démâtée
ton visage
comme un village endormi au fond d’un lac
et qui renaît au jour de l’herbe et de l’année
germe

 

En vérité…

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Ferrements"

la pierre qui s’émiette en mottes
le désert qui se blute en blé
le jour qui s’épelle en oiseaux
le forçat l’esclave le paria
la stature épanouie harmonique
la nuit fécondée la fin de la faim

du crachat sur la face
et cette histoire parmi laquelle je marche mieux que
durant le jour

la nuit en feu la nuit déliée le songe forcé
le feu qui de l’eau nous redonne
l’horizon outrageux bien sûr
un enfant entrouvrira la porte…

 

Sommation

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Cadastres"

toute chose plus belle

la chancellerie du feu
la chancellerie de l’eau

une grande culbute de promontoires
et d’étoiles
une montagne qui se délite en
orgie d’îles en arbres chaleureux
les mains froidement calmes du soleil
sur la tête sauvage d’une ville détruite

toute chose plus belle toute chose plus belle
et jusqu’au souvenir de ce monde y passe
un tiède blanc galop ouaté de noir
comme d’un oiseau marin qui s’est oublié en plein vol
et glisse sur le sommeil de ses pattes roses

toute chose plus belle en vérité plus belle
ombelle
et térébelle
la chancellerie de l’air
la chancellerie de l’eau
tes yeux un fruit qui brise sa coque sur le coup de minuit
et il n’est plus MINUIT
l’Espace vaincu le Temps vainqueur
moi j’aime le temps le temps est nocturne
et quand l’Espace galope qui me livre
le Temps revient qui me délivre
le Temps le Temps
ô claie sans venaison qui m’appelle

intègre
natal
solennel

 

Pluies

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Cadastres"

Pluie qui dans tes plus répréhensibles débordements n’as garde
d’oublier que les jeunes filles du Chiriqui tirent soudain de leur corsage de nuit une lampe faite de lucioles émouvantes
Pluie capable de tout sauf de laver le sang qui coule sur les doigts des assassins des peuples surpris sous les hautes futaies de l’innocence

 

Qui donc, qui donc…

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Cadastres"

Et si j’avais besoin de moi
d’un vrai sommeil
blond de même qu’un éveil
d’une ville s’évadant dans la jungle ou le sable
flairée nocturne flairée
d’un dieu hors rite ou de toi
d’un temps de mil et d’entreprise

et si j’avais besoin d’une île
Bornéo Sumatra, Maldives Laquedives
si j’avais besoin d’un Timor parfumé de santal
où de Moluques Ternate Tidor
oo de Cébèbes ou de Ceylan
qui dans la vaste nuit magicienne
aux dents d’un peigne triomphant
peignerait le flux et le reflux

et si j’avais besoin de soleil
ou de pluie ou de sang
cordial d’une minute d’un petit jour inventé
d’un continent inavoué
d’un puits d’un lézard d’un rêve
songe non rabougri

la mémoire poumonneuse et le coeur dans la main
et si j’avais besoin de vague ou de misaine
ou de la poigne phosphorescente
d’une cicatrice éternelle

qui donc
qui donc
O grande fille à trier sauvage condamnée
en grain mon ombre
des grains d’une clarté
et qui savamment entre loup et chien m’avance
attentif à bien brouiller les comptes

 

Samba

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Cadastres"

Tout ce qui d’anse s’est agglutiné pour former tes seins toutes les cloches d’hibiscus toutes les huîtres perlières toutes les pistes brouillées qui forment une mangrove tout ce qu’il y a de soleil en réserve dans les lézards de la sierra tout ce qu’il faut d’iode pour faire un jour marin tout ce qu’il faut de nacre pour dessiner un bruit de conque sous-marine
Si tu voulais
les tétrodons à la dérive iraient se donnant la main
Si tu voulais
tout le long du jour les péronias de leurs queues
feraient des routes et les évêques seraient si rares
qu’on ne serait pas surpris d’apprendre qu’ils ont
été avalés par les crosses des trichomans
Si tu voulais
la force psychique
assurerait toute seule la nuit d’un balisage d’ araras
Si tu voulais
dans les faubourgs qui furent pauvres les norias
remonteraient avec dans les godets le parfum des
bruits les plus neufs dont se grise la terre dans ses
plis infernaux
Si tu voulais
les fauves boiraient aux fontaines
et dans nos têtes
les patries de terre violente
tendraient comme un doigt aux oiseaux l’allure
sans secousse des hauts mélèzes

 

Au bout du petit matin…

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Cahier d'un retour au pays natal"

Va-t’en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t’en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance. Va-t’en mauvais gris-gris, punaise de moinillon. Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus, plus calme que la face d’une femme qui ment, et là, bercé par les effluves d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je délaçais les montres et j’entendais monter de l’autre côté du désastre, un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane que je porte toujours dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes et par précaution contre la force putréfiante des ambiances crépusculaires, arpentée nuit et jour d’un sacré soleil vénérien

Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées.

Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux ; les martyrs qui ne témoignent pas ; les fleurs de sang qui se fanent et s ‘éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets babillards ; une vieille vie menteusement souriante , ses lèvres ouvertes d’angoisses désaffectées ; une vieille misère pourrissant sous le soleil, silencieusement ; un vieux silence crevant de pustules tièdes, l’affreuse inanité de notre raison d’être.

Au bout du petit matin, sur cette plus fragile épaisseur de terre que dépasse de façon humiliante son grandiose avenir – les volcans éclateront, l’eau nue emportera les taches mûres du soleil et il ne restera plus qu’un bouillonnement tiède picoré d’oiseaux marins – la plage des songes et l’insensé réveil.

 

Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole

Aimé CÉSAIRE

Recueil : "Cahier d'un retour au pays natal"

Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
Ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
Ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
Mais ils savent en ses moindres recoins le pays de souffrance
Ceux qui n’ont connu de voyages que de déracinements
Ceux qui se sont assouplis aux agenouillements
Ceux qu’on domestiqua et christianisa
Ceux qu’on inocula d’abâtardissement
Tam-tams de mains vides
Tam-tams inanes de plaies sonores
Tam-tams burlesques de trahison tabide

Tiède petit matin de chaleurs et de peurs ancestrales

Par-dessus bord mes richesses pérégrines
Par-dessus bord mes faussetés authentiques

Mais quel étrange orgueil tout soudain m’illumine ?

vienne le colibri
vienne l’épervier
vienne le bris de l’horizon
vienne le cynocéphale
vienne le lotus porteur du monde
vienne de dauphins une insurrection perlière brisant la coquille de la mer
vienne un plongeon d’îles
vienne la disparition des jours de chair morte dans la chaux vive des rapaces
viennent les ovaires de l’eau où le futur agite sa petite tête
viennent les loups qui pâturent dans les orifices sauvages
du corps à l’heure où à l’auberge écliptique se rencontrent ma lune et ton soleil
il y a les souris qui à les ouïr s’agitent dans le vagin de ma voisine
il y a sous la réserve de ma luette une bauge de sangliers
il y a mon sexe qui est un poisson en fermentation vers des berges à pollen
il y a tes yeux qui sont sous la pierre grise du jour un conglomérat frémissant de coccinelles
il y a dans le regard du désordre cette hirondelle de menthe
et de genêt qui fond pour toujours renaître dans le raz de marée de ta lumière
Calme et berce ô ma parole l’enfant qui ne sait pas que la carte du printemps est toujours à refaire
les herbes balanceront pour le bétail vaisseau doux de l’espoir
le long geste d’alcool de la houle
les étoiles du chaton de leur bague jamais vue
couperont les tuyaux de l’orgue de verre du soir
puis répandront sur l’extrémité riche de ma fatigue
des zinnias
des coryanthes
et toi veuille astre de ton lumineux fondement tirer lémurien du sperme insondable de l’homme
la forme non osée
que le ventre tremblant de la femme porte tel un minerai

ô lumière amicale
ô fraîche source de la lumière
ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre
gibbosité d’autant plus bienfaisante que la terre déserte
davantage la terre
silo où se préserve et se mûrit ce que la terre a de plus terre
ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale

elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.

Eia pour le Kaïlcédrat  royal !
Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté

mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
véritablement les fils aînés du monde
poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
étincelle du feu sacré du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !
Tiède petit matin de vertus ancestrales

Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le cœur mâle du soleil
ceux qui savent la féminité de la lune au corps d’huile
l’exaltation réconciliée de l’antilope et de l’étoile
ceux dont la survie chemine en la germination de l’herbe !
Eia parfait cercle du monde et close concordance !

Écoutez le monde blanc
horriblement las de son effort immense
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d’acier bleu transperçant la chair mystique
écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement
Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !

Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre [...]

ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’oeil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale

elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.

Eïa pour le Kaïlcédrat royal !
Eïa pour ceux qui n’ont jamais rien inventé
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté

mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde

véritablement les fils aînés du monde
poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
étincelle du feu sacré du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !

Tiède petit matin de vertus ancestrales

Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le coeur mâle du soleil
ceux qui savent la féminité de la lune au corps d’huile
l’exaltation réconciliée de l’antilope et de l’étoile
ceux dont la survie chemine en la germination de l’herbe !

Eïa parfait cercle du monde et close concordance !

Écoutez le monde blanc
horriblement las de son effort immense
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d’acier bleu transperçant la chair mystique
écoute ses victoires proditoires trompéter ses défaites
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement

Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !

Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté

Eia pour la joie
Eia pour l’amour
Eia pour la douleur aux pis de larmes réincarnées

Et voici au bout de ce petit matin ma prière virile
que je n’entende ni les rires ni les cris,
les yeux fixés sur cette ville que je prophétise, belle

donnez-moi la foi sauvage du sorcier
doneez à mes mains puissance de modeler
donnez à mon âme la trempe de l’épée
je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de proue
et de moi-même, mon cœur, ne faites ni un père, ni un frère,
ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils,
ni un mari, mais l’amant de cet unique peuple.

Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie
comme le poing à l’allongée du bras !
Faites-moi commissaire de son sang
faites-moi dépositaire de son ressentiment
faites de moi un homme de terminaison
faites de moi un homme d’initiation
faites de moi un homme de recueillement
mais faites aussi de moi un homme d’ensemencement

faites de moi l’exécuteur de ces œuvres hautes

voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme

Mais les faisant, mon cœur, préservez-moi de toute haine
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n’est point par haine des autres races
que je m’exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c’est pour la faim univeselle
pour la soif universelle
la sommer libre enfin

de produire de son intimité close
la succulence  des fruits.

Et voyez l’arbre de nos mains !
il tourne pour tous, les blessures incises en son tronc
pour tous le sol travaille
et griserie vers les branches de précipitation parfumée !

 

 

 

 

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  • : Pour les passionnés de Littérature je présente ici mes livres qui sont edités chez DAR EL GHARB et EDILIVRE. Des poèmes aussi. De la nouvelle. Des traductions – je ne lis vraiment un texte que si je le lis dans deux sens.
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