Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
29 avril 2012 7 29 /04 /avril /2012 09:25

Constantin Cavafy 

 

Ithaque

Lorsque tu mettras le cap sur Ithaque,
fais de sorte que ton voyage soit long,
plein d'aventures et d'expériences.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
et la colère de Poséidon ne crains,
ils ne se trouveront point sur ton chemin
si ta pensée reste élevée, si une émotion de qualité
envahit ton esprit et ton corps. Lestrygons Cyclopes,
et la fureur de Poséidon tu n'auras à affronter
que si tu les portes en toi,
si c'est ton âme qui les dresse devant toi.

Fais de sorte que ton parcours soit long.
Que nombreux soient les matins
oú - avec quel délice et quelle joie! -
tu découvriras des ports inconnus,
des ports nouveaux pour toi, et tu iras
t'arrêter devant les échoppes Phéniciennes
pour acquérir les belles marchandises
nacres, coraux, ambres, ébènes
et des parfums voluptueux,
surtout beaucoup de parfums voluptueux;
et tu iras d'une ville Egyptienne à l'autre
pour apprendre, et encore apprendre, de la bouche des savants.

La pensée d'Ithaque ne doit pas te quitter.
Elle sera toujours ta destination.
Mais n'écourte pas la durée du voyage.
Il vaut mieux que cela prenne des longues années
et que déjà vieux tu atteignes l'île,
riche de tout ce que tu as acquis sur ton parcours
et sans te dire
qu'Ithaque t'amènera des richesses nouvelles.

Ithaque t'a offert le beau voyage.
Sans elle, tu n'aurais pas pris la route.
Elle n'a plus rien à te donner.

Et si tu la trouvais pauvre, Ithaque ne t'a pas trompé.
Sage à présent et plein d'expérience,
tu as certainement compris
ce que pour toi Ithaque signifie.

1911 - 32

Dans l'attente des barbares

-Qu'attendons-nous tous, rassemblés au forum? C'est qu'aujourd'hui les barbares vont arriver. -Pourquoi cette inactivité au sénat?
Que font les sénateurs sans légiférer? C'est que les barbares seront bientôt ici.
Quelles lois les sénateurs pourraient-ils promulguer?
Lorsque les barbares viendront, ils feront eux les lois. -Pourquoi notre empereur, levé de si bonne heure,
s'assied-il couronné sur le trône,
devant la grande porte de la ville? Parce que les barbares arrivent bientôt
et l'empereur doit recevoir leur chef.
Il a même préparé un parchemin à lui remettre
oú il le comble de titres honorifiques. -Pourquoi nos deux consuls et nos préteurs
portent-ils leurs toges rouges brodées;
pourquoi sont-ils parés de tous ces améthystes,
et de ces bagues serties d'émeraudes précieuses;
pourquoi tiennent-ils des cannes d'apparat
finement décorées d'argent et d'or? Parce que les barbares arrivent aujourd'hui
et, de tout ce luxe, ils seront impressionnés. -Nos fameux orateurs, pourquoi ne viennent-ils pas
faire leurs discours, débiter leurs histoires? Parce que les barbares viendront aujourd'hui
et ces discours et toutes ces phrases les fatiguent. -Pourquoi cette inquiétude subite, cette confusion
(les visages sont devenus soudain si graves).
Pourquoi les rues et les places
sont-elles désertées et tout le monde
rentre t-il chez-lui si préoccupé? Parce que, la nuit tombée,
les barbares ne sont toujours pas arrivés
et certains venus de la frontière
ont annoncé qu'il n'y a plus de barbares. Et à présent qu'allons nous devenir sans barbares.
Ces gens auraient été une solution.

av. 1911 - 16

Voix

Voix aimées, idéales, de nos morts
et de ceux qui, pour nous, sont perdus à jamais.

Parfois elles reviennent dans nos rêves.
Parfois elles se lovent dans nos pensées.

El leur écho ramène pour un moment —
telle une musique lointaine qui se perd dans la nuit —
cette poésie première qui effleura notre vie.

Av. 1911 — 2

Les fenêtres

Dans ces chambres obscures où les journées me pèsent
je rode ça et là pour trouver les fenêtres. - Qu'une seule
soit ouverte pourrait me consoler. -
Mais les fenêtres sont introuvables
ou bien est-ce moi qui ne sait les trouver.
Peut-être vaut-il mieux ainsi,
la lumière pourrait être un nouveau supplice.
Sait-on
ce qu'elle peut amener avec elle?

av. 1911 - 11

Monotonie

Monotone, une journée succède l'autre,
toujours pareille à celle d'avant.
Les mêmes gestes qui se répètent,
les mêmes moments viennent et nous quittent.

Un mois succède à l'autre;
l'ennui d'hier, qui nous revient.
Et ce demain que l'on espère
finit par ne plus être demain.

Av. 1911 - 14

Les chevaux d'Achille

A la vue de Patrocle sans vie,
lui, si vaillant, si vigoureux, si jeune,
les chevaux d'Achille se mirent à pleurer;
leur nature immortelle se révoltait
devant ce spectacle de la mort.
Ils remuaient leurs longues crinières, secouaient leurs têtes, battaient la terre, ils se lamentaient sur Patrocle, à présent sans âme,
ravagé, une rebut de chair sans vie – son esprit disparu – sans défense - sans souffle – rendu de la vie au grand Rien.

Zeus, voyant ses chevaux immortels en larmes,
fut touché. "Aux noces de Pylée" dit-il,
"Je ne devais pas me laisser à mon impulsion,
on n'aurait pas dû vous donner, mes pauvres chevaux.
Votre place n'était point parmi les humains,
ces pitoyables jouets du destin. Vous, que ni la mort, ni la vieillesse n'atteignent vous êtes en train de souffrir de misères temporelles,
participant aux malheurs des hommes". - Pourtant,
les deux nobles bêtes, versaient toujours leurs larmes
devant l'indicible désastre de la mort.

av. 1911 - 20

La ville

Tu t'est dit "J'irai ailleurs, un autre pays,
un nouveau rivage doivent exister, une ville autre.
Tous mes efforts ici sont condamnés;
et mon cœur n'est que mort, enterré.
Jusqu'à quand ce marasme? Où que je tourne mes yeux,
où mon regard se pose, je ne vois que ruines
celles de ma vie gâchée, depuis toutes ces années
ici, où je ne suis que l'épave de moi-même.

Il n'y aura pas d'autres pays,
tu chercheras en vain d'autres rivages,
la ville te poursuivra. Dans ces mêmes
rues tu iras roder. Et tu vieilliras
dans ces mêmes quartiers; tes cheveux
blanchiront dans ces mêmes maisons.
Toutes les routes te ramèneront ici,
dans cette même ville.
Pour ce qui est d'ailleurs - n'espère pas -
pour toi point de navire, point de chemin.
De la façon dont ici,
dans ce petit coin tu as raté ta vie,
tu l'as ruinée partout, sur toute la terre.

av. 1911 - 23

Théodote

Si tu te penses quelqu'un d'élite
sois attentif
à la façon dont tu acquiers ton pouvoir.
Aussi grande soit ta gloire,
qu'en Italie et en Thessalie
tant de villes célèbrent tes exploits,
aussi nombreuses que soient
les motions honorifiques
que tes admirateurs font voter à Rome,
ta joie et ton triomphe ne suffiront pas,
tu ne te sentiras pas un homme supérieur
– quoi supérieur! –
lorsque Théodote t'amènera à Alexandrie,
la tête de l'infortuné Pompée
sur un plateau sanglant.
Et ne sois pas tranquille si dans ta vie
- prudente, rangée et prosaïque - n'arrivent point
des faits aussi spectaculaires, aussi terribles.
Il se peut qu'en ce moment même,
dans la maison douillette de ton voisin,
Théodote arrive, invisible, immatériel,
portant une tête aussi horrible.

1915 - 46

Mer matinale*

Que je m'arrête aussi, pour une fois,
contempler la nature. Mauves scintillants
d'une mer matinale, bleu translucide du ciel,
jaune du littoral - noyés de lumière.

Que je m'arrête surtout avec l'illusion
que je les vois vraiment (ils m'ont paru ainsi
l'espace d'un instant) et point encore
les mêmes phantasmes et souvenirs,
mirages de volupté.

1915 - 48

L'agacement du Séleucide

Le Séleucide Démétrios fut agacé
d'apprendre qu'un Ptolémée se rendait en Italie
dans un tel état. Pauvrement vêtu,
à pied, avec comme seule escorte
trois ou quatre esclaves. C'est ainsi qu'à Rome
leurs maisons seront la proie des ironies et des cancans.
Bien sûr, il le sait en quelque sorte,
ils ne sont, eux, que les serviteurs des Romains,
qui leur accordent leurs trônes
et les reprennent selon leur bon vouloir.
Mais qu'ils puissent conserver,
pour le moins,
un reste de majesté, qu'ils n'oublient pas
qu'ils sont encore des rois, que c'est ainsi
(hélas), qu'on les appelle encore.
Très contrarié le Séleucide aussitôt,
offrit au Ptolémée des vêtements de pourpre,
un magnifique diadème, des diamants précieux,
des nombreux serviteurs, une escorte,
ses chevaux les plus racés,
pour qu'il se présente à Rome comme il sied
à un monarque Grec d'Alexandrie.
Mais le Lagide
qui se rendait à Rome pour mendier,
savait ce qu'il voulait et déclina ces offres;
de tout ce luxe il n'avait aucun besoin.
Humble et pauvrement vêtu il se rendit à Rome
et prit toit chez un petit artisan.

Puis il se présenta au Sénat
tel un pauvre malheureux,
pour mieux mendier.

1915 - 56

Pour Ammon, mort à 29 ans en 610 ap. J.C.

Raphaël, on te demande quelques vers
pour l'épitaphe du poète Ammon.
Vers élégants et raffinés. Toi seul
peut écrire ce qui convient
pour le poète Ammon, l'un des nôtres.

Il faut bien sûr parler de ses poèmes.
Mais aussi, Raphaël, de sa beauté,
sa beauté subtile que nous avons tant aimée.

Ton grec est toujours beau et mélodieux
mais là, il te faut tout ton art, car
notre douleur et notre amour
doivent couler dans une autre langue.
Il faut que ton sentiment égyptien
inonde la langue étrangère.

Tes vers, Raphaël, doivent refléter quelque chose
de notre vie, cette vie que tu connais,
de sorte que, par le rythme et par les mots choisis,
on sente que c'est l'Alexandrin qui parle
d'un Alexandrin.

1917 - 66

31 av J.C. Alexandrie

Plein encore de la poussière de la route
arrive de sa bourgade voisine le marchand ambulant.

"De la gomme, de l'encens, de parfums pour les cheveux,
de la bonne huile" crie-t-il. Mais sa voix se perd

dans la clameur de la foule, les musiques,
les parades, les gens qui le poussent, qui le bousculent,

qui le secouent. Et lorsque abasourdi il demande
"mais c'est quoi cette folie", quelqu'un

lui sert, à lui aussi, l'énorme mensonge du palais
qu'en Grèce Antoine est vainqueur.

1924 – 113

 

Souverain de la Libye Occidentale

Aristomène, fils de Ménélas.
Son séjour à Alexandrie
-une dizaine de jours en tout -
fit bonne impression.
Grec de nom, il l’était aussi dans ses manières.
Les honneurs - il n’en sollicitait point;
mais il savait les accepter.
Un homme modeste en somme;
ce souverain de la Libye Occidentale.

Il achetait ouvrages grecs
philosophiques, de préférence, et historiques.
Surtout, quelqu’un de peu bavard:
esprit profond sans doute - le bruit courait.
Ceux de son genre, dit-on, sont peu enclins aux verbiages.

Il n'était point esprit profond, il n’était rien.
Un homme quelconque, insignifiant et ridicule,
il prit nom grec,
en simula plus ou moins les manières et,
dans son for intérieur,
il redoutait le moindre faux pas
- quelque solécisme, par exemple -
quelque inattention néfaste
et adieu la bonne impression!

Ces gens d’Alexandrie, ils les voyait déjà! -
pas mécontents de trouver une proie - les fumiers! -
pour s’en moquer:
c’était bien leur passe-temps favori.

C’est pourquoi il contrôlait ses mots;
avec terreur il abordait déclinaisons et accents,
tendis que dans son âme pesait l’ennui
de tous ces mots accumulés
qui se bloquaient en lui

1928 - 141

Aux environs d'Antioche

Nous fûmes abasourdis à Antioche
devant les nouvelles simagrées de Julien.

A Daphné Apollon s'est expliqué en personne!
Aucun oracle, lui a-t-il dit, (nous voilà confondus!).
Pas d'oracle avant que son sanctuaire à Daphné
ne soit nettoyé. Les morts avoisinants le dérangeaient.

À Daphné, il y a plein de tombes. Entre autres,
celle de l'admirable, la gloire de notre église
le très saint, le triomphant martyr Babylas.

C'est à lui que le faux dieu faisait illusion,
c'est lui qu'il craignait. Autant qu'il le sentait
tout près, il n'osait pas se manifester; bouche cousue!
(devant nos martyrs, les faux dieux paniquent).

Il s'est mis en branle, l'impie Julien,
il s'est énervé, se mit à crier:
enlevez-le, mettez-le ailleurs - ôtez-moi
immédiatement ce Babylas. Vous-vous rendez compte?
Il dérange Apollon. Exhumez-le.
Amenez-le où bon vous semble. Foutez-le dehors,
Qu'il parte, qu'il parte - trêve de plaisanteries,
Apollon exige que son sanctuaire soit purifié.

Nous avons pris ailleurs la sainte dépouille.
Nous l'avons amenée dans le recueillement et l'honneur.

Et voilà ce qu'il advint du sanctuaire!
Cela n'a pas traîné. Un feu énorme, feu terrible
a pris. Et le sanctuaire a brûlé, Apollon avec!

L'idole en cendres, nettoyé, bon pour la décharge.

Julien a suffoqué et prétendit - que pouvait-il
faire autrement! - que c'est nous, les Chrétiens,
qui avons mis le feu. Il peut causer
il n'y a aucune preuve.
Il peut raconter ce que bon lui semble.
Ce qui compte, c'est qu'il crevait de rage;
et de dépit.

1933 - 154

 

 

Partager cet article
Repost0
27 avril 2012 5 27 /04 /avril /2012 10:31

Ossip Mandelstampermanente] Ossip Mandelstam (2)

 

Le miel doré coulait de la bouteille si lourdement, 
Si lentement que l'hôtesse put dire :  
Ici, dans la triste Tauride où le sort nous a jetés, 
Nous ne savons ce qu'est l'ennui - en regardant par-dessus son épaule. 
 
Partout l'office de Bacchus, comme s'il n'y avait au monde 
Que des gardes et des chiens - on va sans voir personne - 
Les jours tranquilles roulent comme de lourds tonneaux. 
Des voix au loin, dans une cabane - on ne comprend ni ne répond. 
 
Après le thé, nous sommes sortis dans l'immense jardin brun, 
Les sombres stores baissés aux fenêtres comme des cils. 
Passées les colonnes blanches, nous sommes allés voir la vigne 
Où les montagnes endormies se couvrent de verre aérien. 
 
J'ai dit : la vigne est pareille à une bataille d'autrefois 
Où des cavaliers crépus s'affrontent en ordre bouclé. 
Depuis la Tauride caillouteuse l'art de l'Hellade - et voici 
Des hectares dorés les nobles rangées sous la rouille. 
 
Oh ! dans la chambre blanche, le silence comme un rouet.  
Cela sent le vinaigre, la peinture, le vin frais de la cave. 
Te souviens-tu, dans la demeure grecque : l'épouse aimée de tous 
- Non pas Hélène, l'autre - tout ce temps qu'elle a brodé ? 
 
Toison d'or, où donc es-tu, Toison d'or ? 
Pendant tout le trajet les lourdes vagues ont grondé 
Et, quitté le vaisseau lassant sa toile sur les mers, 
Ulysse est revenu, plein d'espace et de temps. 
 
Ossip Mandelstam, traduction de Philippe Jaccottet, p 36 de Simple promesse (La Dogana, deux éditions, 1994 et 2012) 
 

 
                                                          Le 1 janvier 1924 
 
Le temps - celui qui sur sa tempe meurtrie l'embrassa, 
Avec une tendresse filiale ensuite 
Il se souviendra que le temps, pour dormir, s'est couché 
Sous la fenêtre dans l'amoncellement du blé. 
Le siècle - celui qui en a soulevé les paupières malades 
(Deux pommes somnolentes, lourdes) 
Entend la rumeur, l'incessante, depuis que grondèrent 
Les fleuves des temps mensongers, sourds,  
 
Il a deux pommes somnolentes, le souverain-siècle, 
Et une belle bouche d'argile,  
Mais sur la main languide de fils vieillissant 
Il se penche, agonise. 
Je sais : le souffle de vie s'use chaque jour,  
Encore un - et ils interrompent 
Le chant simple qui parle des offenses d'argile, 
Et les bouches, ils y coulent de l'étain. 
 
Ô la vie argileuse ! Ô l'agonie du siècle ! 
Celui-là seul, je le crains, te comprend, 
En qui habite le sourire impuissant de l'homme 
Qui s'est perdu à lui-même. 
 
Quelle douleur - chercher la parole perdue, 
Relever ces paupières douloureuses 
Et, la chaux dans le sang, rassembler pour les tribus 
Étrangères l'herbe des nuits. 
 
Siècle. La couche de chaux dans le sang du fils malade 
Durcit. Moscou sommeille, une huche de bois. 
Et aucun lieu où fuir le souverain siècle ... 
La neige a une odeur de pomme, comme jadis. 
J'ai envie de fuir loin de mon seuil. 
Mais où ? La rue est sombre 
Et, comme du sel répandu sur les pavés, 
Ma conscience, étalée devant moi, blanchit. 
 
Par les ruelles, entre les taudis, sous le rebord des toits, 
J'avance, sans aller loin, tant bien que mal, 
Caché, banal voyageur, dans ma fourrure de courant d'air, 
Longtemps je m'efforce d'agrafer la couverture. 
Défile une rue, une autre encore, 
Craque comme une pomme le bruit gelé des traîneaux, 
Et le nœud, trop serré, résiste, 
Sans cesse échappe de mes mains. 
 
Avec tout un chargement de quincaillerie, de ferraille, 
La nuit d'hiver gronde dans les rues de Moscou. 
Cogne à coups de poissons gelés, jaillit avec la vapeur 
Des maisons de thé roses - on dirait l'écaille d'un gardon. 
Moscou - une fois de plus Moscou : "Je te salue". 
Je lui dis : "Pardonne, il n'y a plus de mal. 
Comme autrefois, je les accepte pour frères. 
Cette morsure du gel, ce verdict du brochet." 
Flamme sur la neige, la framboise de l'apothicairerie, 
Quelque part crépite l'underwood ;  
Le dos du cocher, presque une archine de neige :  
Quoi de plus ? On ne te touchera pas, te tuera pas. 
La beauté de l'hiver, dans les étoiles un ciel de chèvre 
S'est répandu, son lait brûle. 
Et contre les patins gelés la couverture frotte 
Sa crinière de cheval et siffle. 
 
Mais les venelles boucanées au pétrole 
Ont avalé neige, framboise, glace, 
Pour eux tout pèle, rappelle la sonatine des Soviets,  
Les fait se souvenir de l'année vingt. 
Est-il possible qu'à l'ignoble médisance je livre 
- Il a encore son odeur de pomme, le gel - 
Cet étrange serment que je fis au quatrième était, 
Lourdes promesses jurées jusqu'aux larmes ? 
 
Qui d'autre vas-tu tuer ? Qui d'autre rendre illustre ? 
Des mensonges, lequel inventeras-tu ? 
Ce cartilage de l'underwood : plus vite arrache la touche - 
Et tu trouveras la mince arête du brochet ; 
La couche de chaux dans le sang du fils malade 
Se dissipe, et de bonheur le rire gicle ... 
Mais les machines à écrire - leur sonatine simple 
Est l'ombre seulement de ces puissantes sonates. 
 
                                                          1924 
 
Ossip Mandelstam, traduction de Jean-Claude Schneider. , pages 62-65 de Simple promesse (éditions La Dogana). 
 

 
A mes lèvres je porte ces verdures, 
Ce gluant jurement de feuilles,  
Cette terre parjure, mère 
Des perce-neige, des érables, des chênes. 
 
Vois comme je deviens aveugle et fort 
De me soumettre aux modestes racines,  
Et n'est-ce pas trop de splendeur 
Aux yeux que ce parc fulminant ? 
 
Les crapauds, telles des billes de mercure, 
Forment un globe de leurs voix nouées, 
Les rameaux se changent en branches  
Et la buée en chimère de lait. 
 
                                                          30 avril 1937, Voronèje. 
 
Ossip Mandelstam, traduction de Philippe Jaccottet, page 141 de Simple promesse (éditions La Dogana) 
 

 
Je ne suis pas encore mort, encore seul, 
Tant qu'avec ma compagne mendiante 
Je profite de la majesté des plaines, 
De la brume, des tempêtes de neige, de la faim. 
 
Dans la beauté, dans le faste de la misère, 
Je vis seul, tranquille et consolé, 
Ces jours et ces nuits sont bénis 
Et le travail mélodieux est sans péché. 
 
Malheureux celui qu'un aboiement effraie 
Comme son ombre et que le vent fauche, 
Et misérable celui qui, à demi mort, 
Demande à son ombre l'aumône. 
 
                                                          Janvier 1937, Voronèje. 
 
Ossip Mandelstam, traduction de Philippe Jaccottet. Page 121 de Simple promesse (éditionsLa Dogana). 
 
[choix d'Alain Paire).] 
 
voir aussi ces autres poèmes publiés hier dans l’anthologie permanente de Poezibao et cet article d’Alain Paire sur "Philippe Jaccottet, lecteur et traducteur d’Ossip Mandelstam". 
 
Mandelstam dans Poezibao : 
biobibliographie, extrait 1, extrait 2, extrait 3, extrait 4, extrait 5

Rédigé par Florence Trocmé le mercredi 18 avril 2012 à 10h30 dans Anthologie permanente | Lien permanent

mardi 17 avril 2012

[anthologie permanente] Ossip Mandelstam

 

Non, ce n'est pas la migraine, mais donne-moi le bâton de menthol, 
Ni les langueurs de l'art, ni les couleurs de l'espace joyeux ... 
 
Ma vie a commencé dans l'auge humide de grasseyantes paroles, 
Elle a continué en tendre soie de lampes à pétrole. 
 
Puis quelque part dans la datcha, dans le livre chagrin du bois, 
Elle a pris feu dieu sait pourquoi, en énorme incendie lilas. 
 
Non, ce n'est pas la migraine, mais donne-moi le bâton de menthol,  
Ni les langueurs de l'art, ni les couloirs de l'espace joyeux ... 
 
À travers des verres de couleur, ensuite, j'entrevois péniblement :  
Une terre comme calvitie rousse, un ciel comme massue menaçant ... 
 
Plus loin encore cela m'échappe, plus loin c'est comme en guenilles, 
Une vague odeur de résine et comme d'huile de baleine rancie ... 
 
Non, ce n'est pas la migraine, mais le froid de l'espace asexué,  
Le cri de la gaze qu'on déchire, le roucoulis de la guitare phénolée ... 
 
                                                   23 avril - juillet 1935, Voronèje 
 
Ossip Mandelstam, traduction de Philippe Jaccottet, page 112 de Simple promesse, (éditions La Dogana).  
 

 
L'homme qui trouve un fer à cheval 
 
Regardant la forêt nous disons : 
Voici la futaie à vaisseaux et mâtures, 
Les pins roses, 
Jusqu'à la cime dépouillée de leur fardeau floconneux, 
Bien dignes de grincer dans la tempête, 
En arbres solitaires, 
Dans un air furieux, déboisé ; 
Rivés au pont dansant du navire, 
Ils garderont leur aplomb sous les talonnades salées du vent. 
 
Et le navigateur 
Dans sa soif débridée d'espace, 
Traînant par les cahots humides son frêle instrument de géomètre, 
Confrontera à l'attirance du giron de la terre 
La surface rêche des mers. 
 
Et nous, humant l'odeur 
Des larmes résineuses qui suintent à la coque du navire, 
Admirant ces planches 
Rivetées, composées en étanches cloisons 
Non par le charpentier de Bethléem mais par l'autre 
- père des voyages et ami du marin -  
Nous disons :  
Ils ont eux aussi connu la terre 
mal commode comme l'échine d'un âne ; 
Alors, de toutes leurs cimes, ils oubliaient leurs racines, 
Sur quelque illustre cordillère 
Et bruissaient dans l'averse fade, 
Proposant vainement au ciel d'échanger contre une pincée de sel 
Leur noble fardeau. 
 
Par où commencer ? 
Tout craque et tout tangue. 
L'air frémit de comparaisons. 
Nul mot qui n'en vaille un autre, 
La terre gronde de métaphores 
Et les agiles carrioles, 
Attelées à des nuées voyantes d'oiseaux épaissies par leur effort, 
S'émiettent 
A vouloir rivaliser avec les favoris hennissants de l'antique hippodrome. 
 
Heureux trois fois qui dans le chant fera entrer un nom ; 
Parée d'un nom sa chanson 
Vit plus longuement parmi ses compagnes, 
Reconnaissable au bandeau de son front 
Qui la préserve de la folie, de tout parfum entêtant, 
De l'approche du mâle 
Comme de la senteur laineuse d'une bête puissante 
Ou de l'odeur du thym écrasé entre deux paumes. 
Parfois l'air est obscur comme l'eau et toute vie y nage, poisson 
Écartant des nageoires la sphère 
Compacte et souple, à peine tiédie - 
Cristal où se meuvent des roues et des chevaux s'effarouchent, 
Humide terreau de Nérée, chaque nuit relabouré 
A renfort de fourches et de tridents et de houes et de charrues. 
L'air est pétri d'une pâte aussi dense que la terre - 
On n'en peut pas sortir et il est dur d'y entrer. 
Un frisson parcourt les arbres comme un battoir vert ;  
Les enfants jouent aux osselets avec des vertèbres d'animaux morts. 
Le comput de notre ère touche à sa fin. 
Merci pour ce qui fut : 
Moi le premier je me suis trompé, j'ai perdu le fil et le compte. 
Notre ère tintait comme une boule d'or, 
Creuse, lisse, que nul ne soutenait, 
Et répondait au moindre attouchement par "oui" et "non". 
C'est ainsi qu'un enfant vous répond :  
"Je te donnerai" ou "je ne te donnerai pas cette pomme" 
Et son visage est l'empreinte fidèle de la voix qui prononce ces mots. 
 
Le son vibre encore quand la cause du son a disparu. 
Le cheval gît dans la poussière, il hennit, couvert d'écume, 
Mais la torsion violente de son cou 
Garde mémoire de la course aux foulées gaspillées, 
Lorsqu'il avait non pas quatre membres 
Mais autant qu'il y a de pierres sur la route, 
Quadruplement relayées 
A chaque rebond sur la terre de son amble brûlant. 
Ainsi l'homme qui trouve un fer à cheval 
Souffle pour en chasser la poussière 
Et le frotte avec de la laine jusqu'à le faire briller 
Ensuite 
Il l'accroche à sa porte 
Pour lui donner du repos 
Et ce fer n'arrachera plus d'étincelles au silex. 
Les lèvres d'hommes 
qui n'ont plus rien à dire, 
Gardent l'image du dernier mot proféré, 
Comme, dans notre main, demeure le sentiment d'un poids 
Alors que la cruche s'est à demi vidée sur le chemin de la maison. 
Ce n'est pas moi qui dis ce que je dis là, 
Ce sont des mots extraits de la terre comme des grains 
d'un froment pétrifié. 
 
Certains sur des monnaies figurent un lion, 
D'autres une tête ; 
Cuivre ou bronze, ces pastilles 
Ont même honneur dans la terre où elles gisent. 
Le siècle, à vouloir les éprouver, y a imprimé ses dents. 
Le temps me rogne comme une pièce de monnaie 
Et je me fais à moi-même défaut. 
 
                                                   1923 Moscou 
 
Ossip Mandelstam, traduction de Louis Martinez, pages 54 / 57 de Simple promesse, (éditions La Dogana).  
 

 
Sur la terre vide clochant malgré elle 
D'une démarche irrégulière et douce, 
Elle va, devançant un petit peu 
Sa rapide compagne et l'ami plus âgé à peine. 
Ce qui l'entraîne est la légère entrave 
De cette infirmité qui vivifie,  
Et l'on dirait que voudrait s'attarder 
Dans sa démarche le soupçon lucide 
Que cette journée de temps printanier 
Nous est l'aïeule de la voûte du tombeau 
Et que tout commence éternellement. 
 
Il est des femmes proches de la terre humide. 
Et chacun de leurs pas est un sanglot sourd. 
Leur vocation est d'escorter les morts 
Et, les premières, d'accueillir les ressuscités. 
C'est un crime d'en exiger de la tendresse. 
Au-dessus de nos forces de nous en séparer.  
Ange aujourd'hui, demain ver du tombeau, 
Après-demain -  simple contour, à peine.  
Ce qui fut notre pas sera hors de portée, 
Les fleurs seront immortelles. Le ciel d'un seul tenant. 
Et ce qui adviendra : simple promesse. 
 
                                                   4 mai 1937, Voronèje. 
 
Ossip Mandelstam, traduction de Philippe Jaccottet, page 143 de Simple promesse, (éditions La Dogana).  
 

 
Je me suis lavé, de nuit, dans la cour, 
Le ciel brillait d'étoiles grossières. 
Leur lueur est comme du sel sur la hache,  
Le tonneau, plein jusqu'au bord, refroidit. 
 
Le verrou est tiré sur le portail 
Et la terre, en conscience, est rude. 
De trame plus pure que la vérité 
De cette toile fraîche, on n'en trouvera pas. 
 
Dans le tonneau, l'étoile fond comme du sel 
Et l'eau glacée se fait plus noire,  
Plus pure la mort, plus salé le malheur, 
Et la terre plus vraie et redoutable. 
 
                                                   1921 
 
Ossip Mandelstam, traduction de Philippe Jaccottet, page 47 de Simple promesse, édition La Dogana

V
Emmaillote ta main dans un foulard
Et sans craindre les épines de celluloïd
Dans le diadème des roses sauvages
Plonge-le jusqu’au craquement sec.
Point de ciseaux pour l’églantine !
Prends garde cependant, un rien la défeuille –
Copeaux de rose – mousseline – pétales de Salomon,
Sauvageonne impropre au sorbet, sans essence, sans parfum


XII
Azur et argile, argile et azur,
Que te faut-il de plus ? Pareil au shah myope
Qui scrute sa bague turquoise, plisse plutôt les yeux
Pour mieux voir le livre des argiles sonores,
La terre écrite, le livre séreux, l’argile bien-aimée
Qui nous tourmente comme la musique et comme le mot

Tiflis, 16 octobre-5 novembre 1930.


Ossip Mandelstam, « Arménie », traduction de Jean-Baptiste Para, revue Europe, n° 962/963 de juin/juillet 2009, p. 100.

 

Cahiers de Voronej (extraits)

 

Me dépouillant des mers, de la course, de l’envol,
et donnant à mon pied socle de terre violente,
qu’avez-vous gagné ? Éblouissant calcul :
le frémissement des lèvres vous n’avez pu le prendre.
                                                                 (mai 1935)

 

 

Ce cher levain du monde –
sons, larmes, labeurs –
les accents pluvieux
des malheurs qui commencent à bouillir
et les pertes phonétiques,
d’om, de quel minerai, les retirer ?

Première fois que dans  la mendiante
mémoire tu pressens ces fosses
aveugles, pleines d’une eau cuivreuse –
et sur leurs traces tu marches,
de toi dégoûté, de toi inconnu –
à la fois l’aveugle et son guide
                                          (janvier 1937)


Ossip Mandelstam, extraits des Cahiers de Voronej, traduits du russe par Jean-Claude Schneider, in revue Rehauts, n° 24,pp. 62 et 69

Schubert sur l’eau, Mozart et son chant d’oiseau
Et Goethe sifflotant sur le chemin qui tourne
Et Hamlet méditant à pas effarouchés
Se fiaient à la foule et écoutaient son sang.
Le murmure, peut-être, est plus vieux que les lèvres
Des feuilles tournoyaient dans un vide sans arbres
Et ceux à qui nous offrons de savoir
Dès avant tout savoir avaient acquis leurs traits.

 

Janvier 1934, Moscou

Je me suis lavé, de nuit, dans la cour,
Le soleil brillait d’étoiles grossières.
Leur lueur est comme du sel sur la hache,
Le tonneau, plein jusqu’au bord, refroidit.

Le verrou est tiré sur le portail
Et la terre, en conscience, est rude.
De trame plus pure que la vérité
De cette toile fraîche, on n’en trouvera pas.

Dans le tonneau, l’étoile fond comme du sel
Et l’eau glacée se fait plus noire,
Plus pure la mort, plus salé le malheur,
Et la terre plus vraie et redoutable.

 

[1921]

 

Ossip Mandelstam, Tristia, dans Simple promesse (Choix de poèmes, 1908-1937), traduits du russe par Philippe Jaccottet, Louis Martinez, Jean-Claude Schneider, La Dogana, 1994, p. 47

Le piéton

Face aux hauteurs et face à leur mystère
Je sens toujours un invincible effroi;
J’aime l’hirondelle élancée dans l’air
Et le clocher dont le vol se déploie.

Et pareil au piéton d’autrefois,
Sur la passerelle de l’abîme grand ouvert
J’écoute la neige qui roule et croît,
Et l’éternité sonne à l’horloge de pierre.

Hélas ! je ne suis pas ce voyageur
Qui apparaît sur les feuilles déteintes,
Et la tristesse en moi chante sans feinte.

Non, l’avalanche en montagne n’est pas un leurre,
Et au son des cloches toute mon âme s’ouvre…
Mais la musique ne peut pas sauver du gouffre !

Ossip Mandelstam, (La) Pierre, les premières poésies, (1906-1915), Circé 2003, p.

 

Choix de textes

 

Là où il n’est rien de moi,

vers là voler, non vu,

là où le rayon va, aller :

c'est là que me pousse mon esprit !

 

Toi: ici en cercle illumine -

un autre bonheur n’est pas -

Et apprends de l’étoile,

ce que la lumière signifie et veut dire.

 

Elle est lumière, le rayon,

pour cette unique raison:

un murmure, un babil

donna force et donna ardeur.

 

1937

traduit à partir de la traduction en allemand de Paul Celan

 

À mes lèvres je porte ces verdures,

Ce gluant jugement de feuilles,

Cette terre parjure, mère

Des perce-neige, des érables, des chênes.

 

Vois comme je deviens aveugle et fort

De me soumettre aux modestes racines,

Et n'est-ce pas trop de splendeur

Aux yeux que ce parc fulminant?

 

Les crapauds, telles des billes de mercure,

Forment un globe de leurs voix nouées,

Les rameaux se changent en branches

Et la buée en chimère de lait.

 

30 avril 1937

Traduit par Philippe Jaccottet

 

Armé de la vision des guêpes étroites

Qui sucent l'axe de la terre, l'axe de la terre,

Je pressens tout ce qu'il m'a fallu connaître,

Je m'en souviens par cœur et vainement.

 

Et je ne dessine pas, ne chante pas,

Ne guide pas l'archet à la voix noire:

Je me contente de boire la vie et j'aime

À envier les guêpes fortes et rusées.

 

Oh, qu'un jour vienne, n'importe quand,

Où la piqûre de l'air et la chaleur de l'été

M'obligent, une fois franchis soleil et mort,

À entendre l'axe de la terre, l'axe de la terre.

 

8 février 1937

Traduit par Jean-Claude Schneider

 

Distiques sur Staline

 

Nous vivons sans sentir sous nos pieds de pays,

Et l'on ne parle plus que dans un chuchotis,

Si jamais l'on rencontre l'ombre d'un bavard

On parle du Kremlin et du fier montagnard,

Il a les doigts épais et gras comme des vers

Et des mots d'un quintal précis: ce sont des fers!

Quand sa moustache rit, on dirait des cafards,

Ses grosses bottes sont pareilles à des phares.

Les chefs grouillent autour de lui, la nuque frêle.

Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle.

L'un siffle, un autre miaule, un autre encore geint...

Lui seul pointe l'index, lui seul tape du poing.

Il forge des chaînes, décret après décret!

Dans les yeux, dans le front, le ventre et le portrait.

 

De tout supplice sa lippe se régale.

Le Géorgien a le torse martial.

 

Novembre 1933 (Tristia et autres poèmes).

 

Dans ce janvier que faire de moi-même ?

La ville ouverte et folle se raccroche à nous.

Serais-je ivre de tant de portes qui se ferment?

J'ai envie de beugler face à tous les verrous!

 

Et les grègues de ces aboyeuses ruelles,

Et les greniers des rues tordues sans fin,

Et les gouspins venant à tire-d'aile

Se cacher et surgir dans les coins et recoins!

 

Je glisse dans les creux, dans l'ombre aux cent verrues,

Pour aller jusqu'à la pompe gelée,

Je trébuche en mâchant l'air mort et vermoulu

Tandis que s'éparpillent les freux enfiévrés

.

Et à leur suite je m'exclame et crie soudain

Dans cette glaciale caisse de bois:

« Un lecteur! des conseils! un médecin!

Sur l'escalier d'épines parlez, parlez-moi! »

 

Janvier/février 1937

Traduit par Henri Abril

 

Je ne suis pas encore mort, encore seul,

Tant qu'avec ma compagne mendiante

profite de la majesté des plaines,

De la brume, des tempêtes de neige, de la faim.

 

Dans la beauté, dans le faste de la misère,

Je vis seul, tranquille et consolé,

Ces jours et ces nuits sont bénis

le travail mélodieux est sans péché.

 

Malheureux celui qu'un aboiement effraie

Comme son ombre et que le vent fauche,

Et misérable celui qui, à demi mort,

Demande à son ombre l'aumône.

 

13-16 janvier 1937 Deuxième cahier de Voronej

Traduit par Philippe Jaccottet

 

Pour montrer les ambiguïtés inévitables de la traduction voici une deuxième tentative de traduction du même poème, irradiante et tout à fait autre:

 

La mendiante

 

Tu n'es pas mort encore, tu n'es pas seul encore,

Tant que pour toi, pour toi et ton amie-mendiante,

Tu vis la majesté des plaines, l'immensité,

Tu vis la faim, la brume et les tempêtes de neige.

Fastueuse la pauvreté, grandiose la misère,

Tu vis seul, paisiblement et sereinement,

Tous ces jours et ces nuits entre tous sont bénis,

Et, le mélodieux labeur, si innocent.

Mais, malheureux celui qu'un aboiement effraie

Comme son ombre, et que le vent de l'hiver, fauche,

Et, misérable celui qui à peine vivant

Demande à son ombre, un peu de charité.

 

Pourquoi mon âme est si sonore ?
Pourquoi si peu de mots charmants ?
Le rythme passe en coup de vent,
S'évanouit en météore.


Il lève les papiers légers
Dans un nuage de poussière
Puis, sans retour passe, éphémère
Ou bien revient, mais tout changé.


Pareil au vent du large, Orphée
S'éloigne au pays de la mer ...
Je berce une terre de fées
Où le "moi" s'oublie et se perd.


Au fond d'une forêt de fable,
Je trouve une grotte d'azur ...
Est-ce un jeu ? Suis-je véritable
Et mortel ? Est-ce vraiment sûr ?


1911

------------------------------------------------


J'écoute une musique intense,
A mes yeux s'ouvre l'Infini.
Le vol des oiseaux de minuit
Traverse en planant le silence ...


Simple comme le ciel uni,
Et pauvre comme la nature,
Ma liberté m'est plus obscure
Que la voix des oiseaux de nuit.


Là-haut, blafard dans les étoiles,
Brille un croissant blême et languide;
Oui, je le fais mien, ô Grand Vide,
Ton univers étrange et pâle !

1911

 

 


Pour la gloire à venir, la gloire héréditaire,
La haute lignée des humains,
J'aurai perdu ma coupe à la table des pères,
La gaieté, l'honneur, tout enfin ...


Le siècle, loup-cervier, bondit sur mes épaules ...
Ô siècle, je ne suis point loup et je t'en prie,
Comme on fourre un bonnet dans une manche molle,
Mets-moi sous ta pelisse au chaud en Sibérie.


Cache à mes yeux la boue aux lâchetés cruelles,
Ainsi que cette roue aux sanglants ossements,
Pour que je voie, en leur splendeur originelle,
Les chiens bleus consteller l'immense firmament.


Emporte-moi là-bas où coule l'Iénisséi,
Où vers l'étoile d'or un haut sapin s'allonge,
Car je n'ai pas la peau d'un loup et je ne sais
Sans déformer ma bouche énoncer des mensonges.



(Dernier poème rapporté en Europe occidentale par une amie)

Anthologie de la poésie russe, traduction Katia Granoff

 

La poésie de Mandelstam s'est faite politique, ainsi dans ces lignes qui lui valurent les camps et la mort:

Nous vivons sans sentir sous nos pieds de pays,
Et l'on ne parle plus que dans un chuchotis,
Si jamais l'on rencontre l'ombre d'un bavard
On parle du Kremlin et du fier montagnard,
Il a les doigts épais et gras comme des vers
Et des mots d'un quintal précis: ce sont des fers!
Quand sa moustache rit, on dirait des cafards,
Ses grosses bottes sont pareilles à des phares.
Les chefs grouillent autour de lui, la nuque frêle.
Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle.
L'un siffle, un autre miaule, un autre encore geint...
Lui seul pointe l'index, lui seul tape du poing.
Il forge des chaînes, décret après décret!
Dans les yeux, dans le front, le ventre et le portrait.

De tout supplice sa lippe se régale.
Le Géorgien a le torse martial.

 

mendiante



Tu n'es pas mort encore, tu n'es pas seul encore,

Tant que pour toi, pour toi et ton amie-mendiante,

Tu vis la majesté des plaines, l'immensité,

Tu vis la faim, la brume et les tempêtes de neige.

Fastueuse la pauvreté, grandiose la misère,

Tu vis seul, paisiblement et sereinement,

Tous ces jours et ces nuits entre tous sont bénis,

Et, le mélodieux labeur, si innocent.

Mais, malheureux celui qu'un aboiement effraie

Comme son ombre, et que le vent de l'hiver, fauche,

Et, misérable celui qui à peine vivant

Demande à son ombre, un peu de charité.



Traduit par Serge Venturini

 

 

    "En me privant des mers, de l'élan, de l'envol,
Pour donner à mon pied l'appui forcé du sol,
Quel brillant résultat avez-vous obtenu:
Vous ne m'avez pas pris ces lèvres qui remuent."
Ossip Mandelstam



"Un homme meurt. Le sable chaud se refroidit,
Et sur une civière noir le soleil d'hier est porté.

Dire ton nom est plus dur que soulever une pierre.
Il ne me reste qu'un seul souci sur terre,
Un souci d'or: porter le poids du temps."
Ossip Mandelstam



"Ma fatigue de vivre est mortelle
Et je ne veux plus rien de la vie,
Mais j'aime cette terre meurtrie
Car je n'en connais pas d'autre."
Ossip Mandelstam

L'épigramme que Staline fit payer à Mandelstam

“Nous vivons sourds à la terre sous nos pieds/ A dix pas personne ne discerne nos paroles.

On entend seulement le montagnard du Kremlin,/ Le bourreau et l’assassin de moujiks.

Ses doigts sont gras comme des vers,/ Des mots de plomb tombent de ses lèvres.

Sa moustache de cafard nargue,/ Et la peau de ses bottes luit.

Autour, une cohue de chefs aux cous de poulet,/ Les sous-hommes zélés dont il joue.

Ils hennissent, miaulent, gémissent,/ Lui seul tempête et désigne.

Comme des fers à cheval, il forge ses décrets,/ Qu’il jette à la tête, à l’oeil, à l’aine.

Chaque mise à mort est une fête,/ Et vaste est l’appétit de l’Ossète.”

 

Staline

Et une autre traduction de l’épigramme …

“Nous vivons, sourds au pays en dessous de nous,
Dix marches plus bas personne n’entend nos paroles,
Mais si nous tentons la moindre conversation
Le montagnard du Kremlin y prend part.

Ces doigts sont comme des vers
et ses mots ont le poids lourd de la vérité
Il rit au travers de son épaisse et broussailleuse moustache
et le cirage brille au sommet de ses bottes

Autour de lui, un tas de chefs minces de cou
Les sous-hommes zélés dont il joue et se joue,
Tel siffle, tel miaule, geint ou ronchonne,
Lui seul frappe du poing, tutoie et tonne,
En forgeant, tels des fers à cheval, ses décrets :

Qui à l’aine, qui au front, qui au sourcil, qui à l’oeil
Chaque tuerie est douce comme la confiture de baies
Pour l’Ossète arrogant à la vaste poitrine.

 

Partager cet article
Repost0
20 avril 2012 5 20 /04 /avril /2012 11:14

    Marina Tsvetaïeva 

 

Il en tomba combien dans cet abîme
Béant dans le lointain !
Et je disparaîtrai un jour sans rimes
Du globe, c’est certain.

Se figera tout ce qui fut, - qui chante
et lutte et brille et veut :
Et le vert de mes yeux et ma voix tendre
Et l’or de mes cheveux.

Et la vie sera là, son pain, son sel
Et l’oubli des journées.
Et tout sera comme si sous le ciel
Je n’avais pas été !

Moi qui changeais, comme un enfant, sa mine
- Méchante qu’un moment, –
Qui aimais l’heure où les bûches s’animent
Quand la cendre les prend,

Et le violoncelle et les cavalcades
Et le clocher sonnant…
– Moi, tellement vivante et véritable
Sur le sol caressant.

A tous – qu’importe. En rien je ne mesure,
Vous : miens et étrangers ?! –
Je vous demande une confiance sûre,
Je vous prie de m’aimer.

Et jour et nuit, voie orale ou écrite :
Pour mes « oui », « non » cinglants,
Du fait que si souvent – je suis trop triste,
Que je n’ai que vingt ans,

Du fait de mon pardon inévitable
Des offenses passées,
Pour toute ma tendresse incontenable
Et mon trop fier aspect,

Et la vitesse folle des temps forts,
Pour mon jeu, pour mon vrai…
– Ecoutez-moi ! – Il faut m’aimer encore
Du fait que je mourrai.

                                                  8 décembre 1913

Marina Tsvetaïeva, Tentatives de jalousie et autres poèmes, traduits du russe et présenté par Eve Malleret, La Découverte, 1986, p. 79.

 

e te vois aux yeux noirs, – séparation !
Élancée, – séparation ! – Solitaire, – séparation !
Avec un sourire étincelant comme un poignard, – séparation !
Tu ne me ressembles pas du tout, – séparation !

Tu ressembles à toutes les mères qui meurent jeunes,
Tu ressembles aussi à la mienne, – séparation !
Tu arranges de même ta voilette dans l’antichambre.
Tu es Anna au-dessus de Sérioja endormi, – séparation !

Parfois tu t’engouffres dans une maison en gitane
Aux yeux jaunes, – séparation ! en Moldave, – séparation !
Sans frapper, – séparation ! Comme un vent de maladie
Fait irruption dans nos veines – une fièvre – séparation !

Et tu brûles, et tu sonnes, et tu frappes, et tu siffles,
Et tu hurles, et tu tonnes et – en soie déchirée –
En loup gris, – séparation ! – qui n’épargne ni l’aïeul ni l’enfant, – séparation !
Hibou noir – séparation ! Jument des steppes, – séparation !
N’es-tu pas un fils de Razine – aux larges épaules, costaud et roux ?

Ne t’ai-je pas vue en fauteur de pogromes, – séparation ?
De pogromes, qui étripe bétail et édredons ?...
                       ______________________
Aujourd’hui tu t’appelles Marina, – séparation !

Ce poème est donné dans le livre de Véronique Lossky, Marina Tsvétaeva, un itinéraire poétique, Solin, 1987, p. 107

Ma journée est absurde non-sens
J'attends du pauvre une aumône,
Je donne au riche généreusement.

J'enfile dans l'aiguille un rayon,
Je confie ma clef au brigand
Et je farde mes joues de blanc.

Le pauvre ne me donne pas de pain,
Le riche ne prend pas mon argent,
Dans l'aiguille le rayon ne passe pas.

Il entre sans clef, le brigand,
Et la sotte pleure à seaux
Sur sa journée de non-sens.

29 juillet 1918 (traduction Véronique Lossky. Inédit) -

Cité in Véronique Lossky, Marina Tsvéatéva, Seghers 1990, collection Poètes

À AKHMATOVA

O muse des pleurs, la plus belle des muses !
Complice égarée de la nuit blanche où tu nais !
Tu fais passer sur la Russie ta sombre tourmente
Et ta plainte aiguë nous perce comme un trait.

Nous nous écartons en gémissant et ce Ah!
Par mille bouches te prête serment, Anna
Akhmatova ! Ton nom qui n'est qu'un long soupir
Tombe en cet immense abîme que rien ne nomme.

A fouler la terre que tu foules, à marcher
sous le même ciel, nous portons une couronne !
Et celui que tu blesses à mort dans ta course
Se couche immortel sur son lit de mort.

Ma ville résonne, les coupoles scintillent,
Un aveugle errant passe en louant le Sauveur...
Et moi je t'offre ma ville où les cloches sonnent,
Akhmatova, et je te donne aussi mon coeur.

Moscou, 19 juin 1916

Poème de Marina Tsvétaïeva traduit par Sophie Técoutoff in La Nouvelle Revue française, n° 268, avril 1975 et cité in Véronique Lossky, Marina Tsvéatéva, Seghers 1990, collection Poètes d'Aujourd'hui, p. 123.

 

Extraits du cycle Poèmes à Blok)

1
Ton nom - un oiseau dans la main,
Ton nom - sur la langue un glaçon.
Un seul mouvement de lèvres.
Quatre lettres.
La balle saisie au bond,
Dans la gorge un grelot d'argent.

Une pierre jetée dans l'étang
Sangloterait ainsi quand on t'appelle.
Dans le piaffement léger des sabots la nuit
Ton nom, son éclat, retentit.
Le chien du fusil qui claque à la tempe
Le dit.

Ton nom -
ah, impossible!
Ton nom - le baiser sur les yeux,
Sur le tendre froid des paupières.

Ton nom - le baiser sur la neige.
Gorgée d'eau bleue qui sourd, glaciale,
Avec ton nom - le sommeil est profond

15 avril 1916 (Christian Mouze, inédit)

Cité in Véronique Lossky, Marina Tsvetaïeva, Seghers 1990, collection Poètes d'Aujourd'hui, p

Voici – de nouveau – une fenêtre
Où – de nouveau – on ne dort pas.
On y boit du vin – peut-être -,
On n'y fait rien – peut-être - ,
Ou alors, tout simplement,

Deux mains ne peuvent se séparer.
Il y a dans chaque maison,
Ami, une fenêtre pareille.

Le cri des séparations, des rencontres –
Toi, fenêtre dans la nuit !
Des centaines de bougies – peut-être - ,
Trois bougies – peut-être… -
Pas cela, et pas de repos
Pour mon esprit.
Et cela – cette chose même –
Dans ma maison.

Prie, mon ami, pour la maison sans sommeil,
Pour la fenêtre éclairée !

23 décembre 1916

Marina Tsvétaïeva, L'offense lyrique, présentation et texte français de Henri Deluy, Fourbis 1992, p. 64.

CHEVEUX BLANCS

Ce sont les cendres d'un trésor –
Tant de pertes, tant d'offenses
Quel roc ne s'effrite et s'abat
Devant de telles cendres.

La colombe éclatante et nue
A nulle autre appariée.
La sagesse de Salomon
Sur toutes les vanités.

Redoutable blancheur, craie
D'un temps sans déclin.
Mais si le feu brûlait mes murs
Dieu se tenait à mon seuil!

Délivré de tous les fatras,
Maître des songes et des jours,
Flamme née de ce blanc précoce
L'esprit monte droit !

Non vous ne m'avez pas trahie,
Années, ni prise de revers!
En ces cheveux déjà blancs
C'est l'éternité qui l'emporte.
27 septembre 1922
(Traduction de Sylvie Técoutoff, dans Révizor, Suisse, décembre 1975).
Cité in Véronique Lossky, Marina Tsvéatéva, Seghers 1990, collection Poètes d'Aujourd'hui, p.

2

Parnasse, Sinaï ?
Non ! Simple colline à casernes
rien d’autre – feu ! Vas-y !
Bien qu’octobre et non mai, qu’y faire ?
Cette montagne-ci
M’était le paradis

3
Paradis sur la paume offert
- Qui s’y frotte, brûle entier ! –
La montagne avec ses ornières
Dévalait sous nos pieds.

Comme un titan avec ses pattes
De buisson et de houx,
La montagne agrippait nos basques
Et ordonnait : - debout !

Paradis – oh, nul b-a-ba,
-Courants d’air : d’air troués ! –
La montagne nous jetait bas
et attirait : - couché !

Comment ? C’était à n’y rien comprendre :
Propulsés, ébahis !
La montagne était consacrante
Et désignait : - ici…

Marina Tsvétaïeva, Le poème de la montagne, Le poème de la fin, traduit et présenté par Eve Malleret, L’age d’Homme, 1984, p. 12

ILS SONT LÀ


« Ils sont là, écrits dans la hâte,
Lourds d’amertume et de volupté.
Crucifiés entre l’amour et l’amour
L’instant, l’heure, le jour, l’année, le siècle.

Je l’entends, de par le monde - la tourmente,
Brillent à nouveau les lances des Amazones.
- Et moi, je serais incapable de tenir ma plume.
- Deux roses saignent mon cœur à blanc ! »

Moscou, 20 décembre 1915

 

 

    14 AOÛT 1918


Chaque poème ― un enfant de l'amour,
Un enfant éternel, démuni de tout,
Un premier-né ― posé près
De l'ornière, en plein vent.

L'enfer au cœur, l'auteur au cœur,
― Le paradis et la honte ― Qui
Est le père ? Un tzar, peut-être ?
Peut-être un tzar ― peut-être un voleur.

14 août 1918



Les poèmes poussent,
                                                      des étoiles,
                                                      des roses,
Et de la beauté
― inutiles pour la vie familiale.

Quant aux couronnes
                                                      et aux apothéoses ―
Une seule réponse
                                                      ― d'où cela me vient-il ?

Nous dormons ―
                                                      et puis, au travers des dalles de pierre,
L'hôte céleste
                                                      avec ses quatre pétales.

Ô monde, comprends !
                                                      Le chantre ― dans son sommeil ―
Découvre les lois de l'étoile
                                                      et la formule de la fleur ―.

14 août 1918

J'AIMERAIS VIVRE AVEC VOUS


« J’aimerais vivre avec Vous –
Dans une petite ville
Aux crépuscules éternels,
Aux éternelles cloches –
Avec la sonnerie délicate
D’une horloge ancienne – les gouttes du temps –
Dans une auberge de campagne.
Et le soir, quelquefois, d’une mansarde à l’autre –
Une flûte,
Et le flûtiste à la fenêtre.
Et de grandes tulipes aux fenêtres.
Vous ne m’aimeriez, peut-être, même pas. »


Marina Tsvétaïeva, Pour Akhmatova, in L’Offense lyrique & autres poèmes,
Editions Farrago/Editions Leo Scheer, 2004, page 119. Texte français : Henri Deluy.

 

 

 


CESSEZ DE M'AIMER


« N’oubliez pas : un seul cheveu de ma tête
M’est plus cher que toutes les têtes.
Allez-vous-en… ― vous aussi,
Et vous, ― et vous aussi.

Cessez de m’aimer, tous, cessez de m’aimer !
Ne me guettez plus, le matin !
Que je puisse sortir calmement
Et prendre l’air. »

6 mai 1915


Marina Tsvétaïeva, L’Offense lyrique & autres poèmes, Éditions Farrago/ Éditions Leo Scheer, 2004, page 51.

 

 

«Si vous ne m'oubliez-pas comme je vous oublie, c'est que vous ne m'avais

jamais subie comme je vous ai subi. Si vous ne m'oubliez pas absolument,

c'est qu'il n'y a rien d'absolu en vous, même l'indifférence. J'ai fini par

ne pas vous reconnaître; vous n'avez jamais cherché à me connaître» (Neuf

lettres, avec une dixième retenue, et une onzième reçue) Marina

 

 

MARS

 

Ô pleurs d'amour, fureur !

D'eux-mêmes — jaillissant !

Ô la Bohème en pleurs !

En Espagne : le sang !

Noir, ô mont qui étend

Son ombre au monde entier !

Au Créateur : grand temps

De rendre mon billet

Refus d'être. De suivre.

Asile des non-gens :

Je refuse d'y vivre

Avec les loups régents

Des rues — hurler : refuse.

Quant aux requins des plaines —

Non ! — Glisser : je refuse —

Le long des dos en chaîne.

Oreilles obstruées,

Et mes yeux voient confus.

À ton monde insensé

Je ne dis que : refus.

 

15 mars-11 mai 1939.

(traduction Eve Malleret)

 

D’où vient cette tendresse?

 

D’où vient cette tendresse ?

ce ne sont point les premières boucles

que j’ai doucement caressé et les lèvres que j’ai connues

sont plus sombres que les tiennes

 

Comme étoiles qui montent et s’abîment encore

(d’où vient cette tendresse ?)

tant et tant d’yeux se sont levés et se sont perdus

en face de mes yeux

 

Et jusqu’à ce moment aucun chant pareil

n’ai-je entendu dans les ténèbres de la nuit,

(d’où vient cette tendresse ?)

là des nervures même du chanteur.

 

(d’où vient cette tendresse ?)

et que dois-je en faire, jeune chanteur

rusé, simple passant ?

Tes cils sont aussi longs que ceux de n'importe qui

 

Adaptation personnelle

 

VERGER

 

Pour ce martyre,

Pour ce délire,

À ma vieillesse

Donne un verger. Pour ma vieillesse

Et ses détresses,

Pour mon labeur -

Années voûtées, Chiennes d'années,

Années-brûlures :

Donne un verger...

Et la fraîcheur

 

De sa verdure

À l'évadé :

Sans - voisinage,

Sans - nul visage !

 

Sans - nul railleur !

Sans - nul rôdeur !

 

Sans - œil voleur !

Sans - œil violeur

 

Sur le qui-vive

Sans puanteur !

Sans bruit de cour !

Sans âme vive !

Dis : assez souffert - tiens, voilà !

Prends ce verger - seul comme toi.

(Mais surtout, Toi, n'y reste pas !)

Prends ce verger - seul comme moi. De ce verger, fais-moi cadeau...

- Ce verger ? Ou bien - I'Ici-haut ?

Fais-m'en cadeau en fin de route -

Pour que mon âme soit absoute.

 

octobre 1934

(traduction Denise Yoccoz-Neugnot).

 

Sur une feuille vide et lisse

Les lieux, les noms, tous les indices,

Même les dates disparaissent.

Mon âme est née, où donc est-ce ?

Toute maison m'est étrangère,

Pour moi tous les temples sont vides,

Tout m'est égal, me désespère,

Sauf le sorbier d'un sol aride…

Ô larmes des obsèques,

Cris d'amour impuissants !

Dans les pleurs sont les Tchèques,

L'Espagne est dans le sang.

Comme elle est noire et grande,

La foule des malheurs !

Il est temps que je rende

Mon billet au Seigneur.

Dans ce Bedlam des monstres

Ma vie est inutile ;

À vivre je renonce

Parmi les loups des villes.

Hurlez, requins des plaines !

Je jette mon fardeau,

Refusant que m'entraîne

Ce grand courant des dos...

Voir... Non, je ne consens,

Écouter... Pas non plus ;

À ce monde dément

J'oppose mon refus !

 

(traduction Véronique Lossky)

 

Le coup étouffé sous les années de l'oubli,

Années de l'ignorance.

Le coup qui vous arrive comme un chant de femmes,

Comme un hennissement,

 

Comme passe un vieux mur le chant passionné -

Le coup qui vous arrive.

Le coup qu'étouffe le fourré silencieux

D'ignorance, d'oubli.

 

Vice de la mémoire - rien, ni yeux ni nez,

Rien, ni lèvres ni chair.

De tous les jours l'un sans l'autre, nuits l'un sans l'autre,

La terre d'alluvion.

 

Le coup étouffé, comme de vase couvert.

C'est ainsi que le lierre

Mange le cœur et transforme la vie en ruines...

- Couteau dans l'édredon!

 

...Le coton des fenêtres bouche les oreilles,

Comme l'autre, au-delà:

De neiges, d'années, de tonnes d'indifférence

Le coup est étouffé...

 

(traduction Elsa Triolet)

février 1935

 

Une fleur épinglée à la poitrine.

Je ne sais déjà plus qui l'a épinglée.

Inassouvie, ma soif de passion,

De tristesse et de mort.

 

Par le violoncelle et par les portes

Qui grincent, par les verres qui tintent

Et le cliquetis des éperons, par le signal

Des trains du soir,

 

Par le coup de fusil de chasse

Et par le grelot des troïkas -

Vous m'appelez, vous m'appelez,

Vous - que je n'aime pas !

 

Mais il est encore une joie :

J'attends celui qui, le premier,

Me comprendra, comme il le faut -

Et tirera à bout portant

 

(poème écrit le 22 octobre 1915 - L'offense lyrique, Présentation Henri Deluy - Éditions Fourbis)

 

La lettre

 

On ne guette pas les lettres

Ainsi - mais la lettre.

Un lambeau de chiffon

Autour d'un ruban

De colle. Dedans - un mot.

Et le bonheur. - C'est tout.

 

On ne guette pas le bonheur

Ainsi - mais la fin :

Un salut militaire

Et le plomb dans le sein -

Trois balles. Les yeux sont rouges.

Que cela. - C'est tout.

 

Pour le bonheur - je suis vieille !

Le vent a chassé les couleurs !

Plus que le carré de la cour

Et le noir des fusils...

 

Pour le sommeil de mort

Personne n'est trop vieux.

 

Que le carré de l'enveloppe

 

Traduction Pierre Leon et Eve Mallleret

poème extrait du recueil « Le ciel brûle (suivi de tentative de jalousie) » éditions poésie/Gallimard

 

Extrait du cycle Insomnie

 

J'aime embrasser
les mains, et j'aime
distribuer des noms,
les portes,
- toutes grandes - sur la nuit sombre

 

La tête entre les mains,
écouter un pas lourd
quelque part diminuer,
et le vent balancer
la forêt
en sommeil, sans sommeil.

 

Ah, nuit !
Quelque part des sources courent,
je glisse vers le sommeil.
Je dors presque.

Quelque part dans la nuit
Un homme se noie

(27 mai 1916, traduction Christian Riguet)

 

Ah les mains toutes les mains je les baise
les noms je les sème partout
Les portes, les portes immenses
je leur fait rendre gorges ouvertes
sur le sombre de la nuit

 

Un pas inquiétant et lourd
passe dans ma tête entre mes mains,
il s’en va ailleurs de plus en plus lointain,
le vent qui bascule la forêt
je l’entends
sommeil trouvé, sommeil perdu.

 

Ah la nuit !
Bien au loin des sources s’éparpillent,
je coule doucement vers le sommeil.
Presque dans le sommeil.
Bien au loin au fond de la nuit
Un homme se noie.

 

27 mai 1916 (Insomnie) Adaptation personnelle

 

Les yeux

 

Deux lueurs rouges — non, des miroirs !
Non, deux ennemis !
Deux cratères séraphins.
Deux cercles noirs

 

Carbonisés — fumant dans les miroirs
Glacés, sur les trottoirs,
Dans les salles infinies —
Deux cercles polaires.

 

Terrifiants ! Flammes et ténèbres !
Deux trous noirs.
C’est ainsi que les gamins insomniaques
Crient dans les hôpitaux : — Maman !

 

Peur et reproche, soupir et amen…
Le geste grandiose…
Sur les draps pétrifiés —
Deux gloires noires.

 

Alors sachez que les fleuves reviennent,
Que les pierres se souviennent !
Qu’encore encore ils se lèvent
Dans les rayons immenses —

 

Deux soleils, deux cratères,
— Non, deux diamants !
Les miroirs du gouffre souterrain :
Deux yeux de mort.

 

30 juin 1921. Traduction Pierrre Leon et Eve Mallleret

poème extrait du recueil « Le ciel brûle (suivi de tentative de jalousie) » éditions poésie/Gallimard

 

Mne nravitsya, chto vu bol'nu me mnoi...

 

Ah j’aime que vous soyez obsédé, mais pas par moi.
J’aime être ainsi malade, mais pas de vous.
Que jamais ou toujours la lourde et ronde terre
veuille venir s’échouer à vos pieds.
J’aime, s’il est permis que cela soit drôle
et tout perdre – et ce ne sont pas des jeux avec les mots
et j’aime demeurer silencieuse quand calmement vous en embrassez
d’autres en ma chère présence.

Vous ne m’avez pas prédit de brûler en enfer
parce que je ne vous embrasse pas vous,
mais quelqu’un d’autre .
encore et encore mon tendre nom, mon tendre
vous n’avez pas su dire si c’était jour ou nuit - en vain
Et que jamais dans la cathédrale du silence et pour toujours
l’on ne chante par - dessus nous halli -halleluya!


Merci pour tout cela, de tout mon cœur et de mes mains,
Vous m’aimez donc si fort – et jamais ne l’aviez su !
si fort, pour cette paix et ce repos autorisés pour moi en ses nuits
pour la rareté de vous voir aux couchants
pour ne pas pouvoir marcher côte à côte avec vous sous la lune
et pour ce soleil qui n’est pas toujours au-dessus de nous,
car vous êtes aussi malade de moi- hélas- mais loin de moi
Car je suis aussi malade de vous –hélas - mais loin de vous.
3 mai 1915

adaptation personnelle

Pour avoir une idée du travail sur la langue de Marina, un poème écrit par elle directement en français .

 

Neige, neige

Plus blanche que linge,

Femme lige

Du sort : blanche neige.

Sortilège !

Que suis-je et ou vais-je ?

Sortirai-je

Vif de cette terre

 

Neuve ? Neige,

Plus blanche que page

Neuve neige

Plus blanche que rage

Slave...

Rafale, rafale

Aux mille pétales,

Aux mille coupoles,

Rafale-la-Folle!

 

Toi une, toi foule,

Toi mille, toi râle,

Rafale-la-Saoule

Rafale-la-Pale

Débride, dételle,

Désole, détale,

À grands coups de pelle,

À grands coups de balle.

 

Cavale de flamme,

Fatale Mongole,

Rafale-la-Femme,

Rafale : raffole.

 

1923

(cité par Eveline Amoursky)

 

Enfin un hommage à ce traducteur immense qu'est Henri Abril qui aura su restituer la musique intérieure des vers de Marina

 

Tentative de jalousie (extraits)


Comment ça va auprès d'une autre?
Plus facile, non? - Coup de rame!
En peu de temps, telle une côte,
Le souvenir de moi s'éloigne,


De moi restée île flottante
(Le long du ciel - pas sur les eaux!)
Âmes, âmes! Non pas amantes
Mais sœurs - oui: vous! - serez plutôt.


Comment ça va près d'une simple
Femme? Sans vraies divinités?
Ayant jeté du trône-olympe
Votre reine (sans y rester),


Comment ça va - ça se démêle -
Ça se blottit? - Puis au lever?
Et le tribut de l'immortelle
Trivialité, dites, pauvret?


«Les convulsions et les syncopes -
Suffit! Je vais louer un toit.»
Comment ça va avec n'importe
Laquelle - vous, élu par moi?


La pitance - bien plus mangeable?
Mais si ça vous lasse, tant pis!
Comment va près d'un simulacre,
Vous - bafoueur du Sinaï!
……………
La nouveauté, il vous en reste
Au bazar? Las de magie mienne,
Comment va près d'une terrestre
Femme, qui n'a pas de sixième


Sens?
Allez: heureux, c'est bien sûr?
Non? Dans l'abîme au ras des mottes
Comment ça va, chéri? - Trop dur?
Dur comme pour moi près d'un autre?


19 novembre 1924
Traduit par Henri Abril

 

 

 

Partager cet article
Repost0
19 avril 2012 4 19 /04 /avril /2012 11:25

Ariane Dreyfus 

 

 

IRIS

Mais Dieu, surtout pas.
Ne mettez pas de mots vides dans votre bouche,
Hommes, regardez

Iris, malgré le mur,
Debout
C’est votre bleu.

Votre ligne, imaginons
Une plaie vivement recousue.

Votre broderie, sa joie se gonflant,
Quelques secondes d’amour par miracle successives.

Ici,
Du balancement le velours dressé,
Iris.

Je m’endors les mains sur toi.

Tu m’aimes si profondément qu’en dormant
Il y a ton visage pour le dire.

La nuit n’est pas noire.
Reconnaître ton sexe
A mon bonheur touché,
Fleur de l’infinie sculpture, fleur.

Plus rien de multiple.
La simplicité qui serait violente de te perdre,
qui serait d’un coup.

La vie simple vite tranchée
Serait mon visage dans la sciure.

Tu fermes les yeux pour que je les embrasse aussi,
C’est en confiance le ciel.

La langue dans le baiser, je dis la vérité.

Si j’ai la voix grave ?
Tantôt basse, tantôt soulevée dans le corps que tu cherches au milieu de tes mains.
Mes enfants grandissent, l’air passe. Serre-moi, toi qui es l’amour amour.

La vie éternelle n’est que mort, la vie veut seulement que les épaules frémissent l’une et l’autre et s’il fait froid, c’est qu’il n’y a pas de lumière sans qu’elle change.

La nuit les mains dansent obscurément.

Parfois le jour tu pars,
Je ramasse de l’invisible à plein courage.







« Tout cela, des exemples simplement »



 

On va dormir ?
Alors je te serre extrêmement
fort
En pleine nuit.

 

*

Un oiseau dont la force serait proche

 

J’ai chaud sous le pli de son aile
Puis tu desserres le bras, réellement c’est beau.

 

*

 

Le soleil revient si vite ?
Sur ma tête heureuse
Vingt fois ta main.

 

*

 

Tu sais la vie va durer.
C’est une fille modeste qui aime
Jusqu’aux yeux ouverts.

 

*

 

Faire attention aux choses arrivées.

 

*

 

Je me penche avec mes seins.
Je te donne le silence
Par la bouche

 

*

 

Tu as bien fait de descendre,
Les bourgeons ardents
Sont sortis, sont rouges.

 

*






 

( tableau de Valérie)

S’écartant de l’eau dans le bol,

Un rose intense et sans visage
Chante dans son carré.

*

Beaucoup d’air entre les meubles.

Personne ne cherchera en dehors de la chambre,
Elle est si grande encore.

*

Le mur qui se fendille, je dors pourtant
Près de lui.

Le plus longtemps possible, ta jambe contre ma jambe.

*

Il faudrait jeter les branches coupées.

Leur temps sur terre, si visible soudain.

*

Tu me serres, me réveillant
A chaque courbe.

*

Peur de les emmêler, écartées alors,
Les jambes si tu venais.

Il faut être claire quand on aime.

*

Et de la peau jusqu’au visage.

*

Ca se dessine à la main.

L’obscurité de la nuit
Aime quand ça commence encore.

 






 

Ne bougeons plus
En haut de la pente ne bougeons plus

Sauf dedans
Ton sexe
On peut creuser davantage

La tendre persuasion
Une fleur tendue


Note : ce titre, « Tout cela, des exemples simplement », est une citation de Wallace Stevens, extraite du poème « Théorie » ( Description sans domicile, dans la traduction de Bernard Noël aux Editions Unes, 1989).

1

L’AMOUR N’ÔTE PAS SES MAINS

A peine nous connaissons-nous que tu l’as enfoncée en moi,

soulevée dans le noir. Puis tu la regardes - c’est dehors – avant de la

lécher – c’est dedans.

Ce que tu fais. Je te respecterai toujours.

*

La main qui écrit est seule

Et celle qui te caresse ?

Mon sang coule d’abord sur tes doigts.

J’aime tant te dire que je t’aime que lui aussi.

*

Ou de jalousie je me cache la figure.

Ne t’appuie pas sur les fantômes, viens tout seul.

Sexe vivant. Il mérite des baisers de tous les côtés.

Tu trouves que je pleure trop. Tu trouves qu’on est heureux. ( Ceci

n’étant qu’une phrase pour en faire deux.)

Ta joue reposant sur mon sexe, c’est ton regard vers moi qui ne

s’écrira jamais.

La main toute nue.

2

*

Tu ne veux pas trop, et tu veux tellement longtemps.

Sans me quitter des yeux tu remontes.

Ton épaule est mouillée.

Je t’avais tutoyé d’un seul coup.

La gifle sans l’horreur.

*

J’embrasse ta bouche, tes lèvres, ta bouche, tes lèvres.

Tant que tu n’es pas parti je ne ferme pas les yeux. Tu ne pars pas

sans me caresser la tête. Un moment

La couronne qui empêche de pleurer.

Le oui, le tien,

Répété jusqu’au ventre.

Pas d’enfant. Mais nous qui commençons.

Tout devient croyable.

*

Nus.

Une main, la tienne – belle – sur un ventre, le mien – heureux.

J’écris plus fort que me souvenir.

Je suis ici, ici tu peux.

3

4

AOÛT S’ACHÈVE

« En attendant il me faut vivre sans prendre ombrage de tant

d’ombre.

Ce qu’on appelle bruit ailleurs

Ici n’est plus que du silence,

Ce qu’on appelle mouvement

Est la patience d’un coeur,

Ce qu’on appelle vérité

Un homme à son corps enchaîné,

Et ce qu’on appelle douceur

Ah ! que voulez-vous que ce soit ? »

*

Chaque jour de nouvelles noisettes tombent.

Je ne marche plus pareil, je m’accroupis.

Le temps qui passe ne touche pas par terre. Moi si. Triant les fruits

des débris variés, ma solitude s’emplit de modestie. J’ai déjà été petite.

Le besoin qu’on a de se nourrir.

En réalité je n’ai pas faim, bien sûr.

Chaque noisette que je tiens, m’avançant tout bas, n’a pas

appartenu à un chapelet, même jeté et brisé. Tu me refuses ta présence

pour que j’apprenne à ne plus attendre. Je les ramasse sans me dépêcher,

me montrant à moi-même comment je t’aime aujourd’hui et peut-être

nous nous aimons. Le menton sur les genoux, j’oublie de vieillir. Je suis

attentive.

Il y a quelques jours tes soupirs pendant que je caressais les bouts

de tes seins, émotion pas si minuscule, très longue même. Entre tes

jambes, suite du paysage, tu bandais avec patience. Je vais encore

demander si c’est un poème, mais je ne demande plus si je t’aime.

5

La langue, tu hésites beaucoup.

De la mienne j’interroge un peu tes lèvres, puis retourne à ta

poitrine ici, ou là ton sexe indescriptible qu’en baisers. Ta main sensible

est calme dans mes cheveux.

Je commence seulement à t’embrasser.

Ton ventre à tressaillir.

Les noisettes ne sont données par personne,

C’est aussi une douceur pas si lointaine.

Tellement de mystère dès que tu acceptes.

Ma récolte, pesée dans mes mains et dans ma bouche. Et ce n’est

pas une récolte.

Maintenant je me tais parce que tu as tellement gémi.

6

DÉFINITIONS

(réponse à ceux qui trouvent

que j’en parle trop)

à Paul Eluard

Sexe : coeur du corps de ceux qui aiment. A partir d’un certain âge.

Égare la mort.

Espoir : sens figuré, plus léger, de « désir ». Tous deux font

trembler le présent, du dedans.

Les seins sont tous différents et toujours différents.

Cinéma : un geste continué ensemble, c’est devenu une scène

d’amour. Nous revoir en pensée. T’en parler.

La musique écoutée.

Le sexe : s’emploie aussi bien pour l’homme que pour la femme.

Point de rencontre et universelle émotion.

Les mains : en parler prendrait des heures. On les leur donne.

Lèvres : plus puissantes encore. Il n’y a pas d’amant sans

l’embrasser.

Poils : parfois oubliés. Offrent pourtant des chemins à celles qui

n’arrivent plus à partir, et restent dans les caresses.

La queue : pour qu’il y ait un peu de féminin dans la façon d’en

parler. Pas trop tout de même.

7

Mon amour : jusqu’où ira-t-il ? Ce mot qui s’envole ne sait jamais

s’il trouvera à se poser.

Toi : là où il aime se poser, en présence ou absence. Mais

transforme celle-ci.

Écrire : étreindre et jamais. Remuer librement à l’intérieur.

Poésie : t’écrire c’est le jour.

(extraits de La bouche de quelqu’un d’ Ariane Dreyfus paru aux

Editions Tarabuste en 2003).

 

 

La nuit commence.

Berçant la vie et berçant la mort
Entre les draps.

Mais un doigt s’enfonce
Pour rejoindre l’étoile vraiment solitaire.

Elle se contracte, c’était donc l’anémone
— mouillée par moi, pas par la mer —
Qu’il faut lécher
Lorsque la langue comme l’enfance

A tout le temps.

Courbant ma pensée, je viens sourire dans les poils,
Une vraie joie sans raconter d’histoire.

Tu appuies tes fesses, un peu froid.
Embrasse-moi pour que la nuit ne me défigure pas.



Ariane Dreyfus, « La nuit commence », in section Le périlleux retour, in L'Inhabitable, Éditions Flammarion, Collection Poésie, 2006, p. 62.

 

ÉPILOGUE



Seule.

Fascinée, je fixe des yeux le pain qui reste.

Cela a été.
Passer à la boulangerie avant, les petites pièces, la gaîté,
Car plus que quelques minutes.

Et une baguette entière
Pour la seule raison qu’entière.

Comme si
ne plus couper le temps.

Tu es venu.
Une part mangée, une part restée.

Ce qui brûle le cœur c’est le morceau disparu.

Mais je caresse les miettes qui écorchent la nappe
Aujourd’hui.



Ariane Dreyfus, « Épilogue », in section I, Je ne le dirai plus, in L’Inhabitable, Éditions Flammarion, Collection Poésie, 2006, page 37.

 

    « C’EST TOUT MOUILLÉ »



Sur le banc du parc

Un seul baiser est une
Des mille petites feuilles
Comme le sexe est d’avril !

Quand il pose la tête sur ses cuisses
Les mains levées pour la courber jusqu’à lui
Elle se courbe en une fois la robe
On en voit mieux le gris

Comme sa chemise est tiède sa poitrine !

Courbée le rejoint à la bouche
Comme une fatigue qu’on dit le désir

Quelle joie ? Demain
Il n’y aura pas ce parfum



Ariane Dreyfus, Nous nous attendons, Reconnaissance à Gérard Schlosser, Le Castor Astral, 2012, page 71.

 

 

 

UN RECOIN DANS UN COIN



0n éteint sauf moi
Je ne suis pas éteinte
Lueur
Dès que ma main ne rencontre pas la terre
Mais ton dos dégagé

Lueur aussi
Le ventre et ta main
À la seconde de la mienne

D’enlever les vêtements devant
Nous derrière nous serrant
Dans les odeurs leur buisson

Il y a des creux dans la nuit
Les caressés ou caressants
Un geste un geste
Et un troisième pour serrer
Ton sexe unique.



Ariane Dreyfus, « Le cadre ne casse pas » in La Terre voudrait recommencer, Éditions Flammarion, 2010, page 67.

 


TRIANGLE INTIME


Devant la mer j'ai besoin que tu aies un visage
pour savoir où je suis.

Tu suffis.
Tu me tiens
hors de l'éternité inhumaine.

Homme chaud et sûr
J'entrouvre ton aisselle et dans l'angle regarde
Un coin rescapé
D'une mer devenue précieuse et petite.

Moi aussi.
Je suis petite et précieuse.


Ariane Dreyfus, « Le cadre ne casse pas » in La Terre voudrait recommencer, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2010, page 72.

 

UN SOIR D’ÉTÉ

Le temps d’ouvrir, de refermer la porte de l’armoire

Une fine brûlure passe dans mon sexe, et s’en va

C’est vrai,

On aurait pu

Son poids

Transpirant de me tenir

Une femme aurait pu m’écarter les jambes

Chercher à m’écarter les jambes

Même si les cris ne sortent pas de là

Tout ce que le couteau prend hurle

Les jambes tenues, une petite fille gémit encore

Un récipient se repose

Une main passe vite sur son front

Elle coule des yeux tant le sexe est réellement

Cousu

Femme titube tout au long de sa vie

Voilà comment la crainte devient une plante féminine

Et comment

J’ouvre encore l’armoire

Pas pour regarder dedans

Mais pour ne plus bouger

Ou bouger

Puisque c’est comme je veux,

Même nue, c’est comme je veux

Ariane Dreyfus

(8-11 janvier 2012)

 

 

 

 

LE DERNIER MOINEAU 
 
Je perds pied 
 
Où sera-t-il 
De branche que le poème ? 
 
Flocon si discret 
Crachat de plumes adorables 
Cœur échappé, vérifiant tout, 
Du bec et des yeux 
 
Nous ne tombions jamais le regardant 
 
Chaque seconde était nouvelle 
 
• 
 
GRANDIR 

Comme une pierre mal tombée 
Se redresse bizarrement 
 
Un petit garçon s’arrête 
Ne sait pas qu’il tord sa bouche 
Comme un fragment sorti de la terre. 
 
Il ne bouge pas, déjà 
La salive qu’il avale touche sa gorge. 
 
Comme du malheur qu’on pourrait caresser 
Cet oiseau qu’il trouva, écrasé et soyeux,  
C’était un matin. 
 
Ce qui nous appelle ne bouge pas, parfois 
La grande violence est venue avant. 
 
 
Ariane Dreyfus, La Terre voudrait recommencer, Flammarion, 2010, pp. 59 et 96 

Un livre d’Ariane Dreyfus, Iris, c’est votre bleu, vient de paraître aux Éditions du Castor Astral

 

 

Je vois le chemin
À chaque fois

 

Ligne vive,
Magique un doigt le long d’une main, déjà.
Justesse
De la petite chambre hissant sa seule fenêtre à la montagne.
Tu simplifies mon corps en me tirant à toi.

 

Les yeux font les doux remous, l’étonnement.

 

Nous regardons la mer que le soleil plus bas
Fait pâle, elle brille, d’un bleu remué (éclairé) de rose.
Le sable rougit un peu.

 

De dos si tendrement.

 

Tout ce qui ne se dit pas
Les yeux le gardent pour les yeux inlassables.

 

 

Ils ont tiré assez fort pour que sa tête s’en aille

 

Shama Rezayee
N’a pas voulu crier ni plier
Malgré l’interminable décapitation d’une, et encore une…

 

Femmes sous la burqah,
Fantômes bleuissant les rues de leur supplice

 

Le beau soleil de venu qu’on étouffe durement,
Bleu lourd, couronne d’ensevelissement.

 

« Et la menthe criait entièrement différente
Et l’herbe chantait comme un velours triste »

 

Tout à l’heure, assise près de lui j’ai vu
Un gros escargot
Magnifiquement pas écrasé !

 

Repu, tranquille et bien humide.

 

Attention.
Je l’ai posé un peu plus loin
Avec sa rondeur de cœur vivant.

 

Ariane Dreyfus, Iris, c’est votre bleu, Le Castor Astral, 2008, p. 97 et 82

Le lendemain du jour

 

Comme une femme se glisse sous un homme
Je lis votre écriture

 

Ou alors c’est moi qui écris couchée
La page blanche fait cette lumière où j’oublie de me voir
Toujours commencée
Il y a un côté où l’encre n’est pas sèche
qui mène jusqu’à vous

 

Quand vous me lisez vous le dites
Ou jamais
Je prends toutes les étoffes selon la chaleur
Les morceaux de vie selon
Ma bien future mort

 

Je n’étais pas penchée sur le vide
Une femme sur un homme

 

Qui écrit n’est pas longtemps une jeune fille
Plutôt souvent

 

Il faut des mots pour se glisser entre eux
Y voir
Aucun n’est vrai tout seul
Heureusement le tumulte ne refuse pas la main

 

Tant de poèmes que je suis cachée dans toute la forêt ?
C’est vous qui choisissez

 

L’écorce que vous dites que j’ai touchée.

 

Ariane Dreyfus, Les Compagnies silencieuses, Flammarion, 2001, p. 27.

La pelouse épanouie

 

« Venez courir ! Venez courir ! »

 

 

La petite, l’éclat-fille
Bondit hors du repas
Rapide comme une balle intacte

 

Puis roule dans le sommeil,
Carrosse jusqu’au jour,
Ce portail invisible.

 

 

Nous restons dans nos chaises
Où s’appuient nos entrailles.
La nuit
Ne sait pas quoi nous donner.

 

Avant de mourir ?

 

L’enfant dort seulement,
Au moins nous sommes dans le même royaume.

 

Ariane Dreyfus, La Durée des Plantes, Tarabuste, 1998 et 2007, p. 15.
isbn : 2-84587-141-4, 12 €

Le mûrier me prend le poignet
Pour que je le regarde
Faire tomber de mes yeux les fruits noirs

Il me griffera à chaque fois qu’il faudra
Non pas jusqu’à l’os
- C’est moi qui marche sur lui -
Mais pour qu’un trait avec mon sang
Me réveille
Revienne
- C’est aussi le début d’une danse -
Quand tenir la main traverse la peau

D’une seule chaleur
Qui courbe les épines et les garde.

Ariane Dreyfus, La durée des plantes, Tarabuste, 2006 (en cours

 

 

Seule.

Fascinée, je fixe des yeux le pain qui reste.

Cela a été.
Passer à la boulangerie avant, les petites pièces, la gaîté,
Car plus que quelques minutes.

Et une baguette entière
Pour la seule raison qu’entière.

Comme si
Ne plus couper le temps.

Tu es venu.
Une part mangée, une part restée.

Ce qui brûle le cœur c’est le morceau disparu.

Mais je caresse les miettes qui écorchent la nappe
Aujourd’hui.

 

Ariane Dreyfus, L’inhabitable, Flammarion, 2006,

 

 

Partager cet article
Repost0
19 avril 2012 4 19 /04 /avril /2012 09:57

Vénus Khoury-Ghata 

 

POEMES

Vénus Khoury-Ghata

Extraits

L’ordre logique s’effondra avec le toit
nous applaudissions les pluies entre nos murs
rapiécions avec ferveur les accrocs des toiles d’araignée
Nous étions fétichistes
irrévérencieux
ma mère tirait les cartes aux merles moqueurs
mon père frappait le sable
frappait Dieu
à la saignée des nuages
sur le dos courbé de l’air
Notre salut viendrait de la nature
nous attraperions les rousseurs des automnes
le dénuement de l’hiver
nous finirions en sarments
en fagots
pour affronter les colères brèves des résineux.

Anthologie personnelle, poésie, Actes Sud, 1997, p. 27.
.......................................

La surface d'un automne . . .

La surface d'un automne
est inversement proportionnelle à la hauteur de sa tristesse
le nuage interrogé multiplie sans difficulté le basilic par le safran.

Répète après moi :
la distance entre deux pluies se mesure par arpents de silence
et le périmètre d'un mois est divisible par son rayon de lune.
Cela va de soi.
................................

Extrait de « Quelle est la nuit parmi les nuits », Ed. Mercure de France, 2004
 
L’alphabet qui s’est arrêté devant la porte du riche sort
d’un trou de terre entre deux terres
du hoquet d’un trèfle boiteux
de la toux d’un cerfeuil grabataire
 
on lui a parlé de livres qui dorment debout comme les chevaux
de pages serties de pierreries comme ciel d’août
comme tiare de sultan aimé de son harem
 
les enluminures saignent lorsque la lampe par mégarde incendie
une luciole
des centaines d’ailes expriment rage et désapprobation
les hommes ne peuvent en dire autant
 ................................

Elle craint de perdre de vue son image
de ne plus savoir à quoi elle ressemble
de perdre de vue sa maison
de ne plus savoir si la porte s'ouvrait à l'ouest
d'apprendre qu'un chemin a pénétré chez elle
empilé les chaises sur la table
que le platane du rond-point s'accoude sur sa rambarde

sa crainte de ne plus savoir éteindre le soleil
pour évacuer le sanglot à l'étroit dans sa gorge

Quelle est la nuit parmi les nuits. - Mercure de France, 2004. - 132 p.

La forêt a peur

La forêt a peur 
Une forêt peureuse
panique à la vue du soir
Tout l'angoisse
les cris des chouettes
leur silence
Le regard froid de la Lune
et l'ombre de son sourcil sur le lac
Le bouleau claque des dents
en se cachant derrière le garde-champêtre
Le frêne s'emmitoufle dans son écorce
et retient sa respiration jusqu'au matin
Le pin essuie sa sueur
et appelle son père le pin parasol
La tête entre les jambes
le saule pleure à chaudes feuilles
et fait déborder le ruisseau
Le roseau qui ne le quitte pas des yeux
L'entend supplier le ver luisant
d'éclairer les ténèbres
Seul le chêne garde sa dignité
à genoux dans son tronc
il prie le dieu de la forêt
de hâter l'arrivée du jour ..

..............................................

Les Essoreuses

 

Les essoreuses n'ouvrent pas à la marée qui fouette leurs

murs et leur sang à chaque lunaison

ni ne déchiffrent l'écriture rageuse du sel sur leur vitre

l'alphabet translucide n'est que gesticulations d'eau sur la

voie

blanche tracée par la lune un raccourci pour les morts des

va-nu-pieds

 

le phare fait la sourde oreille quand des jeunes vagues

étreignent ses genoux

sa responsabilité va aux aînées tirées au cordeau et à un

horizon

capable de basculer du mauvais côté s'il prenait à la terre

l'envie de se retourner

 

 

Vénus Khoury-Ghata, poème extrait du n° 77 de la revue Coup de Soleil.

 

 

    [C’ÉTAIT NOVEMBRE]



C’était novembre de tous les vacillements
Le crépuscule n’allumait plus les lampes coutumières
Les mains tendues pour arracher un peu de leur lueur à l’obscurité
ramassaient des battements d’ailes
La mère ouvrait les bûches froides avec ses ciseaux comme ventre
      de volaille pour les farcir de crépitements
on essorait du même geste le seuil et le linge
on s’inventait des voisins grandiloquents avec des feux volubiles
on leur inventait des visages et une vaisselle au tintement solennel
stupeur lorsqu’ils déclinaient leurs noms gavés de pierres et le
      cimetière
comme point de ralliement



Vénus Khoury-Ghata, Où vont les arbres ?, Mercure de France, 2011, page 60

 

COMPTER LES POTEAUX



Compter les poteaux à travers le brouillard lui faire croire qu’elle
     possède un champ
sa maison peut prendre le chemin opposé au paysage
le phare derrière ses lunettes d’orphelin ne trouvera pas à redire

Il ne faut pas rater le coche crie-t-elle quand le tonnerre roule à
     bride abattue dans sa direction
sa valise à la main
elle hèle le premier nuage
en pestant contre le vent qui a déplacé ses terres et ficelé ses murs
comme un vulgaire fagot de bois


Vénus Khoury-Ghata, Miroirs transis in Les Obscurcis, Mercure de France, 2008, page 87

 

ILS SONT DEUX FIGUIERS


« Ils sont deux figuiers à manger leurs fruits dans l’obscurité
à lancer les épluchures sur les vitres
celui qui a vue sur l’âtre raconte les colères des flammes
l’aveuglement de la suie
l’obstination de la marmite et de la femme à se vêtir de deuil
Ils la croient partie avec le chemin quand sa robe n’héberge que le vent
sa nudité taillée dans une lumière pauvre les rassure
le duvet dans ses creux les déconcerte
il provient du ventre de gallinacé tournant dans sa mort »


Vénus Khoury-Ghata, Quelle est la nuit parmi les nuits, Mercure de France, 2004

 

LES CHEVEUX ROUGES DE LA MÈRE



      Les cheveux rouges de la mère déteignaient sur nos draps
      Sur l'érable qu'elle poursuivait de ses assiduités
      Compatissant à la chute de ses feuilles dans nos livres
      Pansant les nervures blessées
      Enterrant les mortes entre deux mots pierreux
      La mère lançait vaisselle cassée et imprécations à l'automne
      Qu'un cil tombe de nos yeux
      Et vos vœux seraient exaucés

      Nous étions autrement
      Beaucoup en un
      Comme les images qui durent longtemps
      Comme la pluie quand personne n'ose la contredire qu'elle devient
      volubile
      La mère nous voulait avec des bras longs comme les ruisseaux de la Saint-Jean
      Pour nous introduire dans son sommeil
      Et que les châtaignes poursuivent leurs guerres sous la cendre de l'âtre
      Ce n'étaient pas leurs crépitements qui allaient nous réveiller


      […]


      Faces tournées vers la rue
      La mère nous accrochait des bras
      Nous collait des sourires et des battements de cils pour séduire les
      visiteurs absents
      aux choses longilignes confectionnées avec nos sueurs manquait l'odeur
      enfantine du pain
      le crin s'étiolait sur nos têtes
      les fils de fer rouillaient dans les articulations
      personne n'applaudissait ni ne ployait le genou devant le jour
      le rire de la mère étouffait les fumées

      Apprentis qui n'apprenaient rien
      nuques raidies par l'attente du dégel
      nous implorons les murs de revenir
      de dérouler les chemins pliés

      l'hiver sera long d'après la pluie suspendue à l'air



      Vénus Khoury-Ghata
      Texte inédit pour Terres de femmes (D

 

ILS

Ils flottent à la surface de la mémoire
s'infiltrent dans les murs avec les lunaisons
égorgent l'eau
démantèlent les pendules

Ils escaladent les racines
dévalent la pente des pluies
aspirent les vapeurs des puits
boivent d'un seul trait nos fleuves en crue

Ils enjambent les toits
plient les poutres

réveillent les enfants lovés dans leurs cils
pour leur faire écouter le bruit de leurs phalanges

Ils mangent la chair du jujubier
ligotent les bras du cyprès
et le convertissent en cierge.

Ils volent dans l'air des cimetières
renversent les sépultures
vident leur contenu dans les caniveaux

Ils neigent en flocons immobiles
soufflent en rafales inertes
nous les cueillons sur le rebord des hanches
nous les faisons macérer dans nos sueurs
essorons leurs larmes
les séchons sur des cordes tendues sous terre

Ils harnachent nos nuits
sellent nos rêves
nous enfourchent du côté oublieux du cœur

Ils vont entre écorce et noyer
forcent les portes de novembre
percent l’œil de la lucarne
signent nos miroirs de leurs buées

Ils s'éloignent dans leur corps
se terrent dans leurs chevilles
crient jusqu'à l'aine
besogneux ces morts lorsqu'ils rampent sous les prairies
pour ramasser les noix rejetés par l'été
qu'ils secouent comme hochets d'enfants.

tiré de Monologue du mort dans Anthologie personnelle de Vénus Khouri-Ghata, paru chez Actes Sud, en avril 1997, (extrait)p.88 et 89

****

 

Parce que leurs noms étaient trop larges pour leur corps
d'étrangers
ils se taillèrent des noms de voyage dans le tissu rêche des
chemins

Des noms pliables sous la peau
pour les villes qui fument leurs hauts fourneaux pour
oublier les prairies asphaltées.

Sur les cils de la lune il y a de la poussière disent-ils
et ils frappent aux portes des femmes pour retrouver une
patrie*.

*Extrait du recueil Au sud du silence, publié aux éditions Saint-Germain-des-Prés en 1975, p.166 ibid

Vénus Khoury-Ghata, née au Liban, vit à Paris depuis 1972

Dans le village des mères

Les journées tiennent dans un seau d’eau

Les puits réservés aux morts qui éclaboussent les murs de leur silence de suie


Fatiguées d’essorer un temps humide

Les femmes s’adossent à l’air

S’adossent aux arbres entravés où les abeilles font leur miel entre résine et sueur


Les femmes du village des mères partagent leur fatigue avec les vents charpentiers

Elles redressent les maisons renversées par les enfants maladroits

Quatre hivers en un répètent-elles en direction des quatre points cardinaux


Un temps à ne pas mettre une maison dehors

Seuls les chemins sont libres d’aller là où ils veulent


Vénus Khoury-Ghata

 

 

Septembre attaché au figuier

Septembre attaché au figuier

On tournait le dos à l’été ramasseur de noix vides

Siffleur de jeunes abeilles

Les derniers feux de la saint-jean enfumaient les lampes

insomniaques

Les encriers

Suspendus à la ceinture du père

On courait moins vite que le paysage

Le chemin risquait d’arriver sans nous à la maison

se lover dans nos lits

renverser l’écuelle du chat

manger les graines jaunes du canari

Mais le père se disait plus long que le chemin

Plus fort que le train

Des épaules de loup au long cours

Des bras hauts comme des madriers

Le père trayait la forêt le fleuve entre chien et crépuscule

fendait d’un coup de hache le froid récalcitrant

Une forge dans sa poitrine le père abritait le feu

Seule l’odeur blanche de la neige le calmait

Ses coulées sur nos murs avaient la douceur du ventre de l’alouette

La compassion des pierres du cimetière

Vénus Khoury-Ghata

Poème de Vénus Khoury-Ghata

à diffuser, recopier, partager...

Informations bibliographiques sur l’auteur

dans la Poéthèque www.printempsdespoetes.com

Poème inédit commandé par le Printemps des Poètes

Libre de droits excepté pour tout usage commercial.

 

Mauvais augure trois parapluies noirs qui se suivent 
Les poteaux ont des phobies grosses comme cailles de septembre 
L’isolement en pleine campagne leur pèse quand les chemins raccourcissent 
Perdre de vue l’homme qui peinait à franchir la colline les renvoie à la ligne durcie de leur ombre sur la prairie 
Un leurre le cavalier chevauché par sa monture 
Manque de discernement aveuglement lorsqu’ils confondent lucioles et flocons de neige dans une lampe 
Les maisons qui s’ouvrent par le toit sont des tombes 
Gris noirs du sel de la terre 
Leur foi inébranlable dans les nuages les a initiés à leur langue 
Ils notent leurs mouvements mains collées aux hanches 
Tant d’irrespect de la part du vent qui arrache des mottes de terre à leur pieds pour les faire culbuter 
 
|○| 
 
Maison plus basse que cimetière de novembre 
les stèles devenues perchoirs pour moineaux 
Le vieillard qui bine son rosier accroche sa vie à sa ceinture pour ne pas l’égarer 
Il creuse profond pour mieux s’ancrer dans le sol 
Ce qu’il prenait pour ses enfants étaient des sauterelles 
et pour épouse la terre pulpeuse qui s’ouvrait sous ses ahanements 
 
les passants aperçus à travers la clôture ressemblent à des jouets 
Ils voient le sécateur la bêche mais pas l’homme 
le jour finissant ajoute une pousse sur son épaule 
Une année de plus et il deviendra arborescent 
 
Vénus Khoury-Ghata, Où vont les arbres ?, Mercure de France, 2011, pp. 40 et 46.

 

Quand tout s'éteint
que les ombres glissent des murs et s'aplatissent le long des plinthes
il y a ces feuilles mortes qui marchent sur les vitres
leurs paumes tournées vers l'intérieur

la fillette qui a troué la nuit de son doigt translucide
les prend pour des mariés et leur jette des poignées de riz
qui retombent du côté opposé à la pluie
tricotant un habit chaud pour le jardin si pauvre.

Vénus Khoury-Ghata, Quelle est la nuit parmi les nuits, Mercure de France, 2004, p. 85.

L’ordre logique s’effondra avec le toit
nous applaudissions les pluies entre nos murs
rapiécions avec ferveur les accrocs des toiles d’araignée

Nous étions fétichistes
irrévérencieux
ma mère tirait les cartes aux merles moqueurs
mon père frappait le sable
frappait Dieu
à la saignée des nuages
sur le dos courbé de l’air

Notre salut viendrait de la nature
nous attraperions les rousseurs des automnes
le dénuement de l’hiver
nous finirions en sarments
en fagots
pour affronter les colères brèves des résineux.

Vénus Khoury-Ghata, Anthologie personnelle, poésie, Actes Sud, 1997, p. 27.

Il revient
ombre de silex
reflet d’image abolie
sans être convié dans sa peau de terrestre
Il force la serrure du bouleau
plie les doigts de la rambarde
réclame à boire sa sueur médiane et sa tristesse.

"Tes larmes sont en verre ton chagrin en papier"
crie-t-il en sortant d’une fissure de son sang.
Elle se demande s’il faut le retenir
le vêtir de son corps suspendu derrière les portes.

Elle l’appelle jusqu’au couchant
en insistant sur la première syllabe de son nom
qu’elle donne en pâture aux passants qui ne lui demandent rien.

Vénus Khoury-Ghata, Monologue du mort (à Jean Ghata), in Anthologie personnelle, Actes Sud, 1997, p. 91.

 

مختارات من ديوان «إلى أين تذهب الأشجار؟»

 

١- عيناها مرسومتان بكُحل القدر

 

كانت الأم تتزوج دوماً

 

وتُنجب أطفالاً بحجم قلمٍ

 

تغرسه

 

ثم تقتلعه

 

صارخةً: إنهم فاسدون

 

من التعاسة أصبح شَعرها أسود

 

كانت العاصفة تمتلئ بصراخنا حين تقتلعها مع السقف

 

وتعيدها إلينا بعد ثلاثين نعاساً

 

في عينيها ماء الشقوق الراكدة

 

ورنينٌ حزين في كل إصبع

 

كان صوتها الذي تحوّل إلى بقبقةٍ

 

يردّها إلينا في ثوبها الصدِئ

 

لا تجرؤ على عبور دائرة الضوء خوفاً من التفتّت

 

كانت أيدينا مشغولةً بإعادة تشكيل أمّنا

 

وأقلام التلوين ترسم عشب الزوايا

 

تُلهب جمرة العانة وتلك الطريقة لديها في الانفتاح

 

كما لو أنها تبدأنا من جديد

 

٢- كانت الأم تعلّقنا من الأذرع

 

تخيط لنا ابتساماتٍ واختلاجات رموش

 

في الأشياء المتطاولة المصنوعة من يديها كانت تنقص رائحة الخبز

 

كانت الشعرة تذوي على الرؤوس

 

والشرائط الحديد تصدِئ في المفاصل

 

أمام النهار لم يكن أحد يصفّق أو ينحني

 

كانت قبلاتنا تعود إلينا مكسوّةً بالسُّخام

 

كنّا نترجّى الأم أن تفكّكنا

 

وتعدّلنا

 

لكن ضحكتها كانت تخنق النار

 

3- بأيدٍ ممدودة من الفتحات

 

كنا نلتقط العابرين المتأخّرين ونحبسهم بين الصفحات

 

زهوراً جافّة

 

كانت خُرقة الأم تمحو آثار الخطى

 

وتهدّئ من روع الهواء

 

ونداءات أطفالٍ تثقب المصاريع عند الغروب

 

تعبر الكُتُب

 

تخترقنا

 

كيف العثور على مادّة الصفحات واسترداد ترتيب النوافذ

 

والأيدي المتشابكة؟

 

4- كانت الجدران تفصل بيننا عند أقل شجار

 

كنا نتشاجر ونتماسك من أجل رقعة ظلٍّ

 

من أجل حجرٍ بوجهَين

 

من أجل ريشة عصفور

 

كان الأخ يحلف بشرف العائلة أنه لم يتعرّ أبداً أمام جدولٍ

 

ولا سار على قَدَم نحلةٍ

 

كانت الأم تصون مكانتها بين القُدور المحترمة

 

وخزانة الأكل تعجّ بالثرثرات

 

كنا ميسورين محتاجين

 

حزينين مضحكين

 

بخلاء وكرماء

 

نحضر القدّاس مرةً كل أسبوعَين كي لا نستهلك رُكبنا

 

ولا نسير إلا عند الضرورة الملحّة كي لا نُحرِج الحمار

 

الموظّف في النقل العام

 

كنا نتقدّم في السن على رغم دخاننا السائر إلى الوراء

 

5- كيف العثور على الأم حين كان وجهها يتوارى خلف التلال

 

تاركاً إيانا جسداً بلا تقاطيع

 

طردَين باردَين للإبطَين

 

وعشباً أبيض للعانة؟

 

برحيلها مع صديقتها النار

 

كانت تكلّمنا بلُهُبٍ وشراراتٍ من وراء كتف التل

 

وقد أصبح صوتها عُلَّيقاً، شظايا حجارةٍ وزهوراً صفراء

 

إن حلّت العاصفة سقطت سُخاماً

 

ليال كاملة ونحن نتنشّق ارتسامتها على الأرضية الخشبية

 

نراقب غضبها في البُروق

 

بشفاهٍ شقّقها الصقيع والشمس

 

كنا ننادي الأم حتى سياج آخر حقل

 

6- كانت تكسر الخبز كما نفتح كتاباً

 

نورٌ يتفتَّت مع القشرة اللامعة

 

كان صوتها الثلجي الحزين يبرّد الشورباء ويكسو أصابعنا بالشقوق

 

بيننا وبين الأم ظلُّ الشتاء

 

كنا نطرده من الباب فيعود من الشبّاك

 

يتحدّانا ويسخر منا

 

يأخذ مكانه على الطاولة بين صخب الأشجار والأصوات الممزّقة للحمائم

 

ليست الأشجار سوى ركائز لرياحٍ متعبة من القفز فوق الحواجز، كانت تقول،

 

والحمائم كسرات حجارة سبّورة

 

تعبر الأشجار والحمائم، مثل الجبل والفصول

 

وحدها القُدور والأمّهات سرمدية

 

يحميها سُخامها

 

7- تعود أسباب الخلاف بين قاطني الأعلى وقاطني الأسفل

 

إلى العام الذي توقّفت فيه العنزات من تصديق قصة الذئب

 

من الحزن تفتّت الجبل كخبز الفقير

 

وأصبح سريع النسيان

 

ظنّ أن الفزّاعات موكب حجّاج

 

وأن مصباح الوادي شمسٌ سفلى

 

المرأة التي كانت تتقاسم وحدة الأشجار

 

طوت سياجها

 

طردت حديقتها رشقاً بالحجارة

 

ثم حفرت المنحدَر بحثاً عن جبلٍ داخل الجبل

 

لدفن سرّها

 

8- تحصي حياتك بعدد الكُتُب التي قرأتها

 

بأية عملة تدفع أجر قلق الجدران وعجزها

 

عن النهوض قبل المنزل

 

بين صفحتَين تدفن شخصيات تموت خلال قراءاتك

 

تستقرّ في كتابٍ أكثر فتوة

 

تتمدّد فرعون على السطور

 

عيناك تفكّان الظلمة

 

الزمن مبعَدٌ إلى الهامش

 

ووجه الساعة الجدارية صوب الجدار

 

تثق بالساعة الشمسية وليس بأطفالك

 

الذين يؤدّبهم الله إن فــوّتوا صفّاً واحداً للشمس

 

 

Partager cet article
Repost0
17 avril 2012 2 17 /04 /avril /2012 15:58

Le Vautour

 

Plus il scrutait les murs plus ceux-ci fuyaient par les côtés qui ondulaient, devenant obliques

dans plus d’un sens. Et ces couleurs juxtaposées qui venaient les charger et les voilà

impénétrables, durs comme fer, tendus, voûtés comme si quelque vent les aspirait de l’extérieur.

Il cligna une fois, deux fois, des yeux, ressentit son estomac au niveau de la gorge et sa pomme

d’Adam pistonnant en prenant pour course tout l’oesophage, comprimant les sardines vers le bas,

et aussi les escargots du Normandy et leur sauce, les rognons, les cacahuètes, les fèves... Qui a

ouvert la porte ? Qui fut le dernier copain de fortune ? Quelle heure ? Avait-il vomi dans le bar ?

Sur le chemin de retour ? Sur le costume d’un industriel comme la fois passée ? Qui l’avait

habillé de ce costume ? Elle ? Hacène était-il de la partie ? Et l’autre, ce neveu au grand nez ?

Retour de l’étranger ? J’ai vu des polonaises ivres mais les danoises mais les danoises...C’était

l’autre nuit, se dit-il. Une nuit de l’année passée ou d’il y a une semaine...

Il se mit à écouter le dehors. Le vent était dans les arbres, il froissait ceux qui n’étaient plus verts.

Un aboiement lugubre, très proche, ce qui lui donna grand espoir, comme si le chien était là,

recroquevillé dans la cheminée. Et des jappements secs de chiots. L’automne, se dit-il ! Et il rêva,

les yeux ouverts, d’une étendue de vignobles, gagnée par le roussi et barbelée de sarments... Il

se rappela de tous les automnes passés...

La chambre était allumée et il savait que la bassine se trouvait sous le lit. Cela le révolta un peu.

Et il se souvint de la nuit où On avait oublié de la ramener dans la chambre et de la scène qui.

Il savait qu’il avait une petite furie qui couvait sous la bajoue et grinça des dents. Il se fit passer

sur l’écran frontal toutes les vicissitudes de la vie, ses misères, ses déboires, ses coups de théâtre,

ses échecs, ses aventures, ses fluctuations, ses flottements, ses mutations, ses tribulations et

pénétra dans la forêt. A vrai dire il fit glisser dans sa tête un grand bois, mélèzes, eucalyptus,

tamaris, pins, cèdres, et fuyait par des sentiers qui s’entrecoupaient de framboisiers, de mûriers

sauvages vers où tout en s’envolant il tendait les mains, picorait les fruits rouges ou couleur
PVAUTUR
d’ébène, acides ou sucrés, et s’en allait, s’en allait, comme chaque soir à cette heure-ci, plus

profondément, ivre, Dieu qui nous a créé , vers là où les frondaisons font le ciel et les clairières,

s’entremêlant les pieds dans les queues de rhizomes, vers d’autres écrans ou horizons

arborescents, parmi les singes coiffés de fez, de calotte, de haut-de-forme, haletant, suant de joie,

toujours la forêt, encore la forêt, serrant sous le bras une si vierge, une si noire, une si amazone,

ces maquettes de boisements, fuyant toujours, glissant parmi l’odeur de sève, de rosée, d’écorce,

de fourmis, de terre mouillée...

jonchèrent le tapis, le dessus de l’armoire, parsemèrent l’argenterie, la coiffeuse, la cheminée...

Puis le vent hurla par la gueule du loup - aboiement lugubre ? hululement ? grognement -

longuement et alors il observa - comme chaque soir- la fenêtre qui se refermait doucement et les

feuilles qui essaimaient avec langueur et consomption tout autour de l’unique ampoule puis qui

jouaient frénétiquement entre-elles...

Il se sentit rigide, un os entier depuis la tête jusqu’aux doigts des pieds. Le Vautour ! le

Vautour ! quémandait-il en lui même, ou une grosse araignée, ou un mort de rêve, une vipère

fouettant l’espace de sa queue, une à cornes ayant ce museau de rat... Mais une fois sur deux

c’était plutôt l’oiseau, rapace fidèle, qui arrivait depuis une année. Aussi parmi toutes les bêtes,

ce soir, il voulait le sombre oiseau, avec de la majesté dans l’allure, qui se tiendrait debout,

titubant sur la cheminée parmi les deux immenses chandeliers d’argent et qui resterait là, mal

équilibré, se lissant d’abord les ailes puis tout le reste du plumage, qui l’observerait de biais, de

cet œil narquois comme s’il fut quelque ami d’antan, qui serait mort, puis réincarné après avoir

passé par sept rites cabalistiques, qui aurait vécu dans le paquetage de souvenirs de son enfance

et que voilà à présent lissant ses plumes, recouvrant toute sa dignité, sa grandeur, son élégance

de mort ressuscité, quelque Ahmed, Salah qui s’était noyé dans la Seybouse un jour du mois de

juin à la sortie de l’école, l’espiègle Salah à tête d’oiseau, jeteur de gommes sous les tables de

filles et qui s’en alla avec les ondes du tourbillon de la rivière, agrippé au dernier rayon d’un

soleil couchant...

Il bougea la tête et son genou craqua. Le Vautour était là depuis une éternité sur la cheminée

qui le considérait d’un œil blasé. Il ferma les yeux en laissant juste retomber les paupières.

Il savait qu’il allait redescendre les degrés de ce belvédère, que cet ordre d’état de plénitude

n’était qu’ éphémère mais qu’il se retrouverait consolé dans une nuit ou deux...

Tout son os devint du caoutchouc. Il bougea les mains. Ouvrit les yeux. L’automne qui

vadrouillait parmi la cité endormie. L’unique ampoule éclairant faiblement la chambre. Les deux

candélabres hérités d’un ancêtre marabout. Le tapis. Le froid réel. Tout l’après-midi défilant

en filigrane. Séquence après séquence. Par trois fois l’image du barman souriant quand il avait

biffé son crédit à lui dans son gros cahier.

Puis il redescendit encore quelques degrés. Des escaliers humides avec une odeur rance. Et il

s’enchaîna de nouveau. Face à des murs suintant de ces liquides douteux. Il bougea violemment

dans son lit. Sous le soleil noir de l’aube. Comme chaque matin.

-Il y a quelqu’un avec toi dans la chambre.

Il savait qu’elle était éveillée. Inerte, étendue sur les couvertures. Parfois elle se levait et allait

dans la cuisine au petit matin. Pleurer et faire le café. En silence. Un silence tueur qu’elle avait

ramené de chez elle, il y a plus de dix ans. Elle en était drapée. Au début son ventre, comme

toute femelle dans ce large pays de Dieu, lui faisait des soucis. C’était la cause , lui soufflait son

silence. Et elle passait une partie de la nuit, debout, les bras croisés, serrant cette poitrine

toujours plate, au milieu de la chambre, avant son retour, brisée par des sanglots de bête ;

parfois devant la glace. Puis quelqu’un sonnait. Et ce quelqu’un le faisait presque pénétrer dans

la chambre. Souvent, avant de s’en aller, ce quelqu’un glissait un mot pour elle. Mais elle restait

de pierre jusqu’à l’évaporation de l’inconnu. Puis lui enlevait ses chaussures. Ses vêtements.

L’habillait de son pyjama. Le hissait sur le lit. N’écoutait pas ses insultes. S’étendait là. A ses

coté. Des années passèrent. L’une aussi tordue que toutes les autres. Toujours après minuit, il

revenait. Même quand il y avait de la visite à la maison. Pour ne plus les voir revenir, déclarait-il !

heureusement que tu es orpheline ! tu n’as que cette sœur, sorcière par le bec, serrant sous l’aile

son mari... mais elle a fait ses preuves, elle... cette ribambelle de gosses qu’elle laisse cloîtrée

chez elle, mangeuse de sucre, rongeuse, pour le bien de nous tous... Des années passèrent. L’une

aussi tordue que toutes les autres. Elle apprit à le juger. Il ne parlait plus des enfants. Et elle ne

pensa plus à son ventre. Elle s’organisa même. Vaquait à ses occupations : lessive, nettoyage de

la maison à grande eau chaque matin. Ses prières. Ses repas qu’elle préparait avec goût et

mangeait toute seule, debout, dans la cuisine. La télévision qui la changeait un peu. La voisine

qui lui parlait de temps autre par delà le mur de séparation des cours. Rapportait les dernières

nouvelles de la ville. Lui enviait ce mari cadre. Pleurait sur le sort de ses enfants. Et elle qui

ne disait rien. Qui trouvait les heures terribles. Puis le soir, faisant, défaisant, refaisant le lit.

L’attente. Et il arrivait. Toujours un peu plus saoul que la veille. Insultant, quand il pouvait

proférer un mot. Le diable ! elle avait épousé le diable, conclut-elle vers la fin.

 Il est là dans la chambre je le sais et je fais semblant de ne pas savoir et c’est ce qui me pousse

à ne pas être présent chez moi à partir de six comme tout le monde face à la télévision dans le

jardin taillant les arbres arrosant les fleurs ou lisant un livre les Conquêtes Mecquoises ou le pavé

de Lowry ou un journal après douze ans de mariage tu n’as pas oublié ton amoureux ne parle

surtout pas il vient te relancer jusqu’ici quand tu me demande de t’acheter une robe c’est pour lui

ce n’est pas pour moi et moi je me dis elle est jeune encore jeune elle ne sait pas ce que c’est que

détruire son propre foyer et moi je t’aime...

Elle était contre le mur. Les yeux grands ouverts. Reniflant ses larmes.

 pas la peine de vouloir ne pas regarder ma gueule je suis laid je le sais mais c’est Dieu qui nous

fait à son image serait-il laid notre Dieu Mécréante et pourtant tu pries tu fais semblant de prier...

Il parlait, parlait de cette voix monocorde, infiniment ivre, légère, sans aucune haine, avec gaieté

parfois, sans un soupçon de colère...

 quelqu’un qui sue pour vous ramener la croûte de six a six qui essuie les insultes de ses

supérieurs durant toute une journée harassante de labeur qui ne se permet ni le café ni le

restaurant dehors ni une nouvelle chemise ni une voiture pour ne pas paraître égoïste et qu’on

accule là dans le trou parce qu’il est sincère pendant que les autres rigolent et disent des choses

dans son dos...

- Verse à boire, s’adressa Ho au Vautour.

Le Vautour ajusta les trois gobelets sur le vieux tronc, y déversa du vin et leva son verre. Il but,

arracha l’étiquette à la bouteille qu’il froissa entre deux doigts puis dit : m’appeler Khayyâm

dorénavant !

 Ce n’est pas bien les sobriquets, dit Mo.

 Le Vautour... et maintenant Khayyâm, compta difficilement sur ses doigts Ho.

 Khayyâm, insista le Vautour !

 Elle n’avait pas tenu le coup, la pauvrette, fit Mo pour relancer le Vautour dans ses délires.

 Elle avait bu l’eau de Javel, fit Ho.

 Non, fit le Vautour songeur, elle s’était pendu.

 Ah... fit Mo !

 Puis je me suis remarié...

 Encore une fois, fit Mo !

 Tais-toi, fit Ho, laisse-le raconter...

 Elle était très belle et avait failli pendant un temps me retenir à la maison, le soir. Elle dansait

très bien en remuant de la fesse. Mais je m’étais rapidement saisi. Et j’ai commencé mes

reproches : sa pauvreté, sa simplicité d’esprit, son rire féroce, sa cuisine... Elle partit un jour.

 Bon débarras, fit Mo !

 Tais-toi, fit Ho, laisse-le parler...

Il était deux heures du matin à la montre de Mo et les arbres se mirent à se gratter le tronc de

leurs branchages. Il n y avait pas de vent.

 Puis je me suis remarié, fit le Vautour...

 La fainéantise, Ho tendit la perche.

 Cette dernière était susceptible. C’était une sorte de cheval. Ses cris quand elle parlait. Toujours

en train de lessiver, de balayer, de nettoyer, de rincer mais elle n’était pas propre du coté du corps.

Elle avait la maladie du nettoyage. Elle voulait que je boive à la maison. Durant cette année

l’oiseau ne revenait plus sur la cheminée. Je me laissais faire, je grognais un peu, et puis un jour

je lui crachai à la figure qu’elle n’était qu’une fausse fourmi. A partir de ce soir-là l’oiseau se

remit à me visiter. Il se tenait là sur la cheminée, presque sans bouger, tout juste s’il lissait ses

ailes, et cela m’encourageait dans mes insultes... Fainéante ! Artificiel que tout ce nettoyage !

Elle s’était coupé les veines...

Puis je me suis remarié. Cette quatrième était une folle. Elle me rendait un peu jaloux parce

qu’elle voyait des choses aussi. Au moment où j’arrivais à fixer mon oiseau entre les deux

candélabres, elle disait que nous étions sur le Titanic. Il est vrai que c’était une fille de

marin qui avait un peu pêché la sardine avec son père. Elle voulait que nous dînions chaque soir

de bouillabaisse alors que j’ai horreur de l’odeur du poisson. Je fis venir ses parents et nous

l’accompagnâmes à l’asile.

Le silence.

De temps à autre le bruit d’un camion passait en haut, sur la grande route, et on pouvait voir

une partie de la forêt qui s’illuminait pour un instant. Le Vautour qui était accroupi depuis des

heures sur l’autre tronc d’arbre couché là , parallèlement au premier sur un sol de limon, avec

sa longue veste fendue sur le dos, ses bras croisées sur son ventre quand il ne servait pas, ses

genoux tout près de ses épaules, sa tignasse, ses mollets maigres que faisait apparaître le

pantalon retroussé , se métamorphosa durant une seconde- le temps d’un balayage de phares-

en un immense Condor qui dit : y a des gens qui ont de la chance. Ils voient des chauves-souris.

 

Partager cet article
Repost0
17 avril 2012 2 17 /04 /avril /2012 15:55

Chez le Cobra

La nuit tombait sur la ville.

Il se dit qu’il ne se sentait pas saoul et le clama à haute voix. Depuis sa sortie du bistrot, il n’ y

avait que des lumières qui lui traversaient l’esprit. Feux rouges, phares, lampadaires, enseignes...

Il s’arrêta, essaya de se souvenir de cette scène qui s’était passée à l’intérieur du bar et qui avait

fini par éjecter tout le monde au dehors, ne trouva pas. Il oublia. Il ne cherchait pas à vrai dire.

Sous des arcades il fit une telle grimace qu’un enfant prit la fuite, le cartable battant le dos. La

fillette s’étala sur le pavé, se releva puis se remit à courir. Quelque chose de froid lui glissa dans

le dos. Il se rendait compte qu’il prenait le chemin du foyer. L’image de l’appartement. La cuisine

où toute la vaisselle s’entassait dans l’évier. Le grand lit vide. Où il ne couchait plus depuis son.

Un appartement vide. Les voisins désirant faire l’échange. Le leur plus petit. Et qui seraient là à

attendre. Sur le palier. Avec toute cette progéniture qu’on croirait à des neveux, des nièces, des

petits-enfants. Il se mit à haïr ces voisins de palier. Il traversa la chaussée en mouvant des bras.

Pour s’attribuer un équilibre précaire. Marcha en sens inverse de tout à l’heure. Il se rappela

quelqu’un. Un bar plutôt avec cette personne attablée à l’intérieur. Il comprenait que l’autre

partie de son esprit essayait de le noyer davantage dans l’alcool. Parce qu’il marchait bien sans

attirer l’attention des autres passants, pleurnichait-il à cette autre partie ? Parce qu’il n’avait pas

assez de tout cela ? Parce qu’il faudrait terminer par le commissariat comme la dernière fois ?

Ne s’était-il pas fixé un nombre de canettes à cette autre partie dans la matinée ? Et n’avait-il pas

juré de vider une seule bouteille de vin dans l’après-midi. Mais le palier et toute cette marmaille !

L’appartement vide ! Elle était partie sans donner d’explications. Il avait saisi le père et le père

murmura qu’il allait s’occuper de la chose. Il avait vu le frère qui sortait ce jour-là de la mosquée

et le frère en guise de réponse leva un doigt vers le ciel. Il écrivit des lettres disant même qu’il

venait de décrocher, en tant que géologue, un travail dans le désert et que le désert vous assagit

bien des âmes tumultueuses. Maintenant les murs des rues semblaient très bleus. Il se dit que c’est

là un des rares effets de l’alcool. Ne serait-ce pas un jeu de la rétine ? Il enfonça une main dans sa

poche. Le métal des clés. Comme imbibé de froidure. Il les tint serrées entre le pouce et les autres

doigts et ressentait leur cliquetis sous l’os du crâne. Et c’était comme s’il avançait vers quelque

porte qui reculait devant lui. Avec ce regard bleu , ces mille paliers bleus. Clic !clic !clic !

Il pénétra dans un restaurant. Pas de frites. Il sortit. Marcha encore, les clés cliquetant sous l’os

du crâne. Le doigt de son frère disant mektoub ! Et ce beau-père ! Et s’il allait la déloger de chez

ses parents ! Il eut un rire sec et une pique de frousse également sous la peau du cou. Il irait

jusqu’au bout d’abord ! Une sorte d’illumination ou halo électrisé enveloppa sa tête et le poussait

tout droit vers divers lieux de délivrance à la fois. Une hilarité démoniaque l’empoigna par le bras.

Et il courait. Il courait. Il se voyait déjà- après avoir encore bu- traîné par quelque compagnon

de fortune jusque dans le quartier où habitaient ses parents à elle et qui se trouvait à l’autre bout

de la ville, frapper à une porte jusqu’à la fracasser, pénétrer, l’arracher de force à cette sorcière

de mère...

Il marchait. Marchait un peu fou. Revenant devant des brasseries qui avaient fermé depuis

peut-être plus d’une heure. Quelques-unes gardaient encore la porte entrebâillée et il pouvait

distinguer - comme s’il était sous l’eau- les chaises dessus les tables et les garçons pieds nus et

le pantalon retroussé jusqu’au genou qui lançaient de grands sceaux d’eau dans tous les sens et

racler le parquet d’un balai... Il s’en allait. Puis retournait aux mêmes endroits par d’autres

chemins. Et toujours là, accrochées devant lui, à un mètre comme la carotte de l’âne, des images,

ce palier à marmailles, ce beau père inclinant la tête, et elle quittant le foyer avec fracas...

Une voiture s’arrêta à son niveau. Une tête émergea et dit : c’est Mourad ! ça va être la fête, ce

soir !

Une portière claqua. On l’engouffrait déjà à l’intérieur. La voiture démarrait.

 C’est un copain d’enfance.

 On est tous des copains d’enfance, dit quelqu’un qui semblait occuper à lui tout seul la moitié

de l’espace interne de la voiture.

 C’est un bon gars, dit celui qui conduisait. Il ajouta : qu’est-ce qu’on n’a pas fait ensemble !

L’autre dit : j’ai jamais vu de ma vie quelqu’un de saoul marcher avec les bras allongés devant

comme les somnambules... Phommeivre 

 C’est rien... t’as rien vu...

 Pour ce qui est de voir, j’en ai vu dans ma vie ... j’en ai vu, dit le mastodonte.

Celui qui conduisait dit : sa femme l’a quitté ; il est désespéré...

 Dix mois ... dix mois, pleurnicha Mourad ; il venait de reconnaître son ami Abdallah.

 Avec un autre, demanda le géant ?

 Avec ta sœur, fit Mourad. Le dos du géant lui apparut aussi large que celui de trois hommes

serrés, coude à coude...

 Laisse-le, Georges !

 J’ai rien fait, fit le Georges.

 Il y a toujours un Georges dans la compagnie, rigola Mourad.

 Tu vas pas commencer, fit Abdallah...

 Mais je fais rien, sursauta le Georges, se croyant apostrophé ; il gesticula et ajouta : c’est lui

tout seul...

 Et ta sœur, elle n’est pas seule par hasard, fit Mourad.

Tout à coup Abdallah lança en jetant un regard vers l’arrière : tu m’as reconnu, Mourad ? tu

m’as reconnu, vieux frère ?

 Comment ne pas reconnaître un ami, frère Abdallah, et Mourad rabaissa une vitre. L’air froid

le stimula un peu et il se redressa sur son siège.

 Je suis Abdallah.

 Je le sais, pas la peine de me faire un dessin, fit Mourad. Puis il ordonna : tout droit vers les

plages !

 On t’emmène chez toi, fit le Georges d’une voix paterne et il ajouta en s’adressant à Abdallah :

où est-ce qu’il habite ?

 Sa femme l’a quitté... il est désespéré, articula ce dernier en guise de réponse.

Mourad tendit un bras et rabaissa l’autre vitre. Il se demandait s’il n’allait pas ordonner à son

ami de déposer quelque part cette complication de Georges et, puisqu’il avait les poches

bourrées d’argent, de les conduire vers les plages...

Mais il hurla : dix mois... dix mois...

 Il fallait dès le début lui apprendre les bonnes manières, murmura Georges en jetant un coup

d’œil vers Abdallah.


 C’est sa mère, tempêta Mourad.

 Viens-y voir ma belle-mère à moi, fit Georges.

 Toutes pareilles, déclara Abdallah, pour ne pas être en laisse.

 Et si on allait chez le Cobra, proposa Georges d’un air débonnaire...

 Ce n’est pas indiqué comme soirée à passer chez le Cobra, chuchota Abdallah et il se tourna

carrément vers l’arrière. La voiture avançait à faible allure. Mourad avait la tête qui reposait

sur sa propre épaule. Il s’était assoupi.


 qu’est ce qu’il fait dans la vie, ton copain, demanda Georges ?

 On va pas chez le Cobra !

 Qu’est-ce qu’il fait comme métier, insista Georges ?

 Le Sud !

Entre ses paupières Mourad entrevoyait un Georges qui remuait sur son siège.

 Dis ! il pourrait pas m’embaucher là-bas ?

 C’est à voir, fit Abdallah. Puis il ajouta sur un ton ferme : on n’ira pas chez le Cobra !

 Dis ! il pourrait pas m’embaucher là-bas, s’accrochait Georges ?

 Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire de toi, là-bas, les pétroliers...

 Je fais de la bonne pâtisserie, crois-moi, dit Georges d’une voix fluette. Il ajouta sur le même

ton : il doit avoir les poches pleines puisque sa femme vient de le quitter...

Mourad releva la tête : chez le Cobra, Abdallah ! il dit cela d’une voix calme. Et il alluma une

cigarette.

 C’est pas un jour, se déroba Abdallah.

 Chez le Cobra !

 C’est loin...


 Chez le Cobra !


 Allons chez le Cobra, trancha Georges... ça fait un siècle que je cherche à m’y rendre...

A ces mots, Mourad pensa que Georges, comme tous ceux qui pèsent un peu plus que les autres,

devait être d’une gaieté naturelle et communicative et doit receler dans son sac bien des boutades

piquantes et bien des choses amusantes.

 Je ne prendrais pas une goutte, quant à moi, se rétracta Abdallah.

 Tu en prendras, fit Georges, hilare et de sa grosse patte ébouriffa les cheveux d’Abdallah.

 Tu en prendras, tambourina Mourad du poing sur le repose-tête du siège d’Abdallah.

Georges se mit à rire. Derrière lui et Abdallah, Mourad, devenu calme, souriait, souriait... Ses

lèvres étaient tirées par quelque grimace, il avait un air béat et dans ses pupilles roulaient des

lumières et des lumières.

A la sortie de la ville, la voiture prit par la gauche, avança sur un morceau de goudron étroit,

continua par une piste, roula sur un pont de fer qui était une véritable volière suspendue et datant

de l’autre siècle, traversa un petit bois d’eucalyptus, de la vigne touffue ou mal entretenue - le

passage qui la coupait était assez bien préservé-, grimpa un talus, reprit de la vitesse sur une

route neuve tellement elle brillait, vira à droite, se chercha parmi des sillages à l’intérieur d’une

orangeraie - et là il vit à travers la vitre écorchée deux ou trois femmes courant, dans leurs

robes en taffetas, ou peut-être une seule femme qui se doublait, se triplait, avec son visage riant

dans la lumière des phares, qui disparaissait dans le branchage alourdi de ses fruits aigres et pas

loin, sous les arbres des hommes par groupes de trois et quatre , en bonne compagnie et il écouta

un morceau de musique des plus tristes et il s’écouta demander s’ils étaient chez le Cobra et il

entendit dire qu’on était chez le pire des bootleggers-, dévala une pente, longea une rivière en

cahotant sur un terrain rude puis s’arrêta net au voisinage d’un camion et de deux bicyclettes.

Les portières claquèrent mais Abdallah chuchotait déjà : vous attendez ici, je vais voir et je

reviens et il prit par un chemin de traverse.

Mourad, assez docile à présent, s’assit à même le sol, alluma une cigarette et dit en scrutant sur

les traits du visage de Georges que traçait mal les reflets de la lune : on a bu, moi et toi, une fois

ensemble...

Georges s’accroupit tout près de lui et dit : je suis pâtissier ! Et ses doigts remuèrent dans l’air...

 Boulanger ?

 Boulanger-pâtissier ! J’ai un diplôme avec moi, ici... Il fit mine de chercher le papier dans ses

poches puis ajouta : je l’ai oublié.

Mourad se redressa sur ses talons et leva les poings : je reviendrai demain. Je leur ferai voir. Je

les connais tous. Même pas quelqu’un pour vous accueillir. Il tourna la tête vers le camion et

les bicyclettes : de la ferraille pour votre accueil !

Georges siffla par le nez une haleine de bœuf et comprit qu’il était en face de quelqu’un de trop

saoul pour venir continuer à boire chez le Cobra. Et ce Cobra qui admettait rarement qu’on

vienne achever ce qu’on avait gaiement entamé ailleurs. Et Georges, qui se souvenait des

dissuasions de Abdallah vis-à-vis de son ami, il y a une heure, en ville, comprenait qu’il

était un peu tard pour reculer. Demain ! demain ! balbutiait-il et ses yeux furetaient vers le

chemin par où s’était éclipsé Abdallah.

Revint Abdallah.

Il resta un long moment, debout à leur coté, les mains dans les poches, silencieux, fixant des

yeux un point quelconque puis souffla : nous allons partir !

 Partons ! partons ! hurla georges.

Mourad s’assit sur ses talons dit d’une voix neutre : partez ! je pars pas, moi. Il louchait du côté

des fourrés et s’en foutait de tous les Abdallah et de tous les Georges...

 On reviendra demain, frère Mourad, supplia Abdallah.

 On reviendra demain aussi, ponctua Mourad.

 Le Cobra ne sert jamais à des gens saouls, rappela Georges.

 Ai-je l’air de quelqu’un de saoul, se fâcha Mourad, toujours sur ses talons.

 Non... non ! fit Georges.

Mourad leva les yeux et toisa cette masse de chair qui avait de la ressemblance avec quelque

édifice.

 Demain, on fera préparer chez nous des amuse-gueules et on se fera accompagner par des filles,

hasarda Abdallah...

A la fin, après maintes palabres et devant l’obstination de Mourad qui tenait coûte que coûte

à apaiser cette énième soif chez le Cobra, Abdallah et le géant consentirent à rester, mais à la

condition de boire à l’intérieur de la voiture.

Un jeune homme, neveu du Cobra, apporta des bières, des bouteilles de vin et de la viande rôtie.

Il se fit payer par Mourad. Il devait être huit heures du soir. Georges suggéra de s’occuper de la

bouffe et découpa en petits morceaux la viande qu’il mit sur un papier d’emballage et qu’il étala

sur la banquette arrière, à coté de Mourad. Abdallah se mit à servir alternativement la bière et le

vin dans un gobelet douteux, timbale qui appartenait à la maison, et à la ronde. On buvait en

silence. Mourad eut l’impression, à un certain moment que Georges avalait même les os...

le temps passait. Mourad ouvrit une portière, s’éloigna de quelques mètres de la voiture puis se

mit à arroser les fourrés de bière. Longuement. Durant son absence Abdallah chuchota deux

mots à l’oreille de Georges qui firent dresser les cheveux de celui-ci sur sa tête.

Revint Mourad. Il raconta toute sa vie. La mort de ses parents alors qu’il n’avait que sept ans.

La misère chez l’oncle. Ses études à Boumerdes. Son amour pour le vin de cave. Son mariage.

La fonction d’enseignant qu’il a exercée pendant trois ans. Son job actuel en plein désert.

L’abandon du foyer par sa femme... Il parlait d’une voix sobre, mesurée, le regard fixé dans

le dos du géant comme s’il lisait sur un tableau. Abdallah faisait sauter les capsules et

remplissait le gobelet d’un geste presque mécanique. Georges, lui, la bouche grandement ouverte,

les ailes du nez qui papillotaient, fixait devant lui les grands arbres qui se perdaient dans la nuit.

Vers minuit arriva le Cobra. Le torse et les pieds nus. Il avait des tatouages partout sur le poitrail

et les bras. Il les salua, et sans demander l’autorisation, ouvrit une portière et s’engouffra à

l’intérieur de la voiture, parmi eux, après avoir au préalable jeté dehors le papier et ce qui restait

de viande pour se faire de la place. Mourad se sentit un peu en faute et s’excusa longuement

devant lui de ne pas venir plus souvent. Aussi avait-il vendu son véhicule et travaillait à mille

kilomètres d’ici. Le Cobra le toisait en se curant les dents d’un long ongle puis raconta plusieurs

blagues sur les marins, les émigrés et les cocus. A la fin il rigola longuement. Son neveu vint pour

le rappeler. Il les quitta.

Ils restèrent silencieux, tous les trois pendant une éternité, sans bouger. Et Mourad revit la scène

du bistrot, dans l’après-midi. Deux beaux-frères qui s’étaient empoignés après une ardente

querelle et qui avaient fini par se casser des bouteilles sur la tête. Le plus petit devait être le mari

songea Mourad. Puis il revit le patron et son fils, vers la fin, poussant tout le monde dans la rue

puis verrouillant la porte blindée. Il essaya d’oublier rapidement la scène, pensa à quelque détail

de ménage et retomba sur les visages des deux protagonistes qui se cognaient l’un l’autre... Et

il revit leurs yeux injectés de sang, leurs cheveux ébouriffés et la façon dont le plus petit, qui lui

avait paru plus alerte, fit briller une lame de couteau dans sa main... Il essaya d’oublier, ferma les

yeux, mais il écoutait quelqu’un dire, qui devait être attablé derrière lui : je peux pas intervenir

ils sont parents ! Puis le patron, Oncle Ali, et son fils qui devaient se nourrir uniquement de vin

et de viande qui s’interposaient puis qui cognaient sur les deux mauvais clients...

 Nous allons sortir de cette boite, dit Mourad. On étouffe. C’est vrai, c’est le mois de mars. Mais

c’est clair et il y a la lune.Il alluma une cigarette et fit un geste vers la poignée.

 Pas question, fit Georges en lançant une grosse patte sur Mourad. Il était tout tremblant.

Mourad sentait qu’il recouvrait tout son état d’esprit, le poussa doucement, demanda une

bouteille de vin qu’ Abdallah s’empressa d’ouvrir et de lui remettre, sortit de la voiture,

s’assit à même le sol, le dos contre un pneu.

Georges chuchota quelque chose et Abdallah répliqua : laisse-le !

Puis à leur tour ils descendirent. Et vinrent s’asseoir à ses côtés. Lui, buvait à même le goulot

de la bouteille par longues rasades. Georges était tout tremblant.

 Abdallah... il fait bon ici... je n’aurai pas tenu une seconde de plus... j’allais vomir...

 Je comprends , fit Abdallah.

 C’est vrai, fit Georges d’une voix blanche, avec le mélange de boissons, l’autre qui vient

raconter ses bêtises, la fumée...

 Combien tu chausses, Georges, le coupa Mourad ?

Georges prit le mégot d’entre les doigts de Mourad et l’écrasacontre la semelle de sa chaussure

en pouffant de rire.

 Qui a dit que les gros ne sont pas intelligents, fit Mourad.

 Je suis pas intelligent, frère, Georges ouvrit ses yeux de bœuf, je suis un type malicieux.

 Il fait de la pâtisserie, dit Abdallah avec respect.

- De la bonne pâtisserie, rectifia Georges, nous avons pour voisin dans le bâtiment un syrien ...

 Avec un gourdin tu es capable de vider un pays de ses habitants. La même haine du début de la

soirée, il la ressentait à présent et de nouveau vis-à-vis du géant.

 C’est un type gentil, arriva à la rescousse, Abdallah. Il pourrait pas écraser une mouche.

La lune était pleine dans le ciel. Plus loin que les fourrés, dans quelque étang des grenouilles

coassaient. Des arbres faisaient crépiter leurs feuilles. Une voix de femme s’éleva du côté de

l’antre du Cobra...

O Mimmouna

Nous sommes les hôtes de Dieu

Si tes parents pouvaient consentir à m’accorder ta main...

Une très belle voix qu’accompagnaient la derbouka, un fifre et des youyous.

Quand retomba le silence, Mourad bougea longuement la tête, se releva et dit : partons !

Ils grimpèrent doucement et la voiture se mit à longer une rivière, cahotant sur un terrain rude

remonta une pente, se chercha parmi des sillages à l’intérieur d’une orangeraie - et là il vit à

travers la vitre écorchée une jeune femme en déshabillé, dans une main une torche dans l’autre

un sac, le sien peut-être, effarée, dont le fard du visage se fendillait sous la peur ou peut-être sous

la lumière des phares, qui disparaissait en devenant deux puis trois femmes dans le branchage

alourdi par ses fruits aigres et pas loin sous un autre arbre le vendeur de vin du coin qui se dandinait ,

le torse nu, un couteau à la main, tout seul, ivre mort, et il écouta un hurlement et il s’écouta

demander s’ils étaient toujours chez le Cobra et il s’entendit dire qu’ils étaient chez le pire des

bootleggers - vira a gauche, reprit de la vitesse sur une route neuve tellement elle brillait,

descendit un talus, traversa, de la vigne touffue ou mal entretenue- le passage qui la coupait était

bien entretenu- un petit bois d’eucalyptus, roula sur un pont de fer qui était une véritable volière

suspendue et datant de l’autre siècle, continua par une piste, avança sur un morceau de goudron

étroit, prit par la droite et entra dans la ville.

On arriva dans le quartier de Mourad. Il sortit péniblement de la voiture, les quitta penaud,

marcha trois pas puis revint comme une ombre.

 Ils étaient combien autour de Yamna, demanda t-il d’une voix neutre, en se dressant devant

Abdallah.

 Sept, le Cobra, son neveu, deux hommes, trois femmes...

 Elle vit avec lui, bien sûr...

 N’y pense plus, fit Abdallah ; il donna un grand coup de tête sur le volant.

 On dit qu’elle boit.

 C’est rien, dit Abdallah.

 Un peu et j’allais l’étrangler quand il était venu se fourrer parmi nous dans la voiture, grogna

Georges.

 Tu vois ... tu vois...

 C’est rien, coupa Abdallah !

Georges, qui n’avait pas fumé de la soirée, demanda une cigarette.

 Ne pense plus ! va t-en ! fit Abdallah qui ressentait la douleur de son ami.

La voiture démarra.

 Les femmes, c’est comme les cigarettes, souffla Georges. si c’était ma femme à moi, je l’aurais

étranglée...

 

Partager cet article
Repost0
17 avril 2012 2 17 /04 /avril /2012 08:39

ZPAULES    "أنا الذي"

سركون بولص
(العراق/ أمريكا)

لا نأمةٌ.
هل مات من كانوا هنا؟
لا كلمةٌ
تَرِدُ اللسان -
الانتظارُ أم الهجوم؟
أم التملّصُ من ...
كهذا الصمت
حين أُهيل جمرَ تحفُّزي حتى
يبلّدني التحامُ غرائزي: أرعى كثورٍ في الحقول
أنا نبوخذُ نُصَّر -
تُلقي الفصولُ إليَّ
أعشاباً ملوَّثةً، وأُلقي النردَ
في بئر الفصول -
لأجتلي سرّاً
يعذّبني؟
يعذبني طوال الليل. حتى صيحة
الديك الذبيح.
لأجتلي سرّاً.
وأسمعَ ضجّةَ الأكوانِِ؟
(إنهُ مأتمُ
قالوا لنا: عُرْسٌ)
جيوشُ الهمّ تسحبني
بسلسلةٍ
ويستلمُ الزمانُ أعنّةَ الحوذيّ -
تسبقنا الظلالُ.
وراءنا:
كلُّ الذينَ، وكلُّ مّنْ

"طال الزمن"، قال الرجل.

شمسٌ على هذا
المشمّع فوق مائدتي:
نهارٌ لا يضاهيه نهار. كوجه الله
تبقى تحت عينيّ انعكاستها، وتخرقني
الى قاعي كرمْحٍ -
إنها شمسي.
وملأى غرفتي، بيتي، كقارب رَعْ
تسافرُ في المتاهة
بالهدايا.
شمسٌ على صحني
وصحني، في الحقيقة، فارغٌ:
حبّات زيتونٍ، بقايا قنّبيطٍ، عظمةٌ...
ما زاد عن مطلوبنا.
تلك البقايا..
نُتفةٌ في كل يومٍ، قشرةٌ
نلقي بها في لُجة التيار - يبقى الصحنُ.
والسّكين.تبقى شوكةُ
أبقى. وجوعي، تُخمتي.
*
الشمسُ أو ليمونةٌ
تطفو على وجه الغدير المكتسي
بطحالبٍ ألقي الى أكداسها حجراً
فتخفقُ، مرةً، وتُبقْبِقُ الأغوارُ
فقّاعاتُ أوهامٍ مبّددةٍ
رغابٌ لم تجسدها الوقائعُ
جَمجَماتٌ لا محلّ لها من الإعراب
أطماعٌ. دهاليزٌ. وعود بالعدالة؟
(بالسعادة!)
رغوةُ الكلمات في بالوعة المعنى
تواريخٌ
وثمّةُ من يُفبركها، ويشطبنا بممحاةٍ -
لنبقى.

قال الرجل: "فاتَ الأمل.
زادَ الألم"

شدّوا الضحيّة بين أربعةٍ
من الأفراسِ
جامحةٍ.
جنودٌ يسكرون. جنازةٌ عبرت وراء
التل. هل جاء البرابرةُ القدامى
من وراء البحر؟
هل جاؤوا؟
وحتى لو بنينا سورنا الصيني،ّ سوف يقال: جاؤوا.
انهم منّا، وفينا. جاء آخَرُنا
ليُضحكنا، ويُبكينا..
ويبني حولنا سوراً من الأرزاء. لكن، سوف نبقى.

هناك، في بلاد باتاغونيا، ريحٌ
يسمّونها "مكنسة الله"

ريحٌ
أريدُ لها الهبوبَ، على مدار
الشرق، في أسماله الزهراء
والغرب المدجّج بالرفاه: أريد أن أختارها
لتكون لي
أن أستضيف جنونها
إذ تكنس الأيام والأسماء
تكنس وجه عالمنا كمزبلةٍ
لتنكشف التجاعيدُ العميقة تحت
أكداسٍ من الأصباغ
والدم، والجرائمِ
والليالي.
أقْبلي، يا ريحُ.
مكنسةَ الإلهِ، تَقدّمي.

قال الرجل. قال الرجل

لا ترمِ في مستنقعٍ حجراً
ولا تطرق على بابٍ فلا أحدٌ
وراءه غيرُ هذا
الميّت الحيّ الموزع بينَ بينٍ في أناهُ، بلا أنا
يأتي الصدى:
هل مات.
من كانوا.
هنا.

*

جاء الواحدُ الذي يقولُ، والآخر الذي يصمتُ.
الذي يمضي، والآتي من هناك.
بينهما
كلمةٌ، أو نأمةٌ.
بينهما أنهارٌ من الدم جرتْ، فيالقٌ تسبقها الطبولُ.
ولم يستيقظ أحد.
بينهما صيحةٌُ الجنين على سنّ الرمح
في يد أول جنديٍّ أعماهُ السُّكْر
يخسفُ بابَ البيت.
بينهما مستفعلنٌ، أو ربّما متفاعلنٌ؟
لا
ليس بينهما سوايَ :
أنا الذي

مجلة إيلاف- لندن - يناير 2002

ثمان قصائد

سركون بولص
(العراق / أمريكا)

هل أغرتك السفُن
(مقابلة في ميناء)

هل أغرتك السفنُ الى هذا الحدّ
وسرتَ كما قلتَ
على الماء؟

مجازاً طبعاً.

ومشيتَ
على ضفّة "نيكار". عفواً. هل هذا
                        اسمُ النهر؟
لتزور الشاعر
(أو بالأحرى، بُرجهُ)
حيث تلكّأ مجنوناً من يدري كم سنةً !

لثلاثين من الأعوام.

وما أسمهُ؟

هولدرلين
قدّيسٌ بين الشعراء.

إذاً أغرتك الى هذا الحدّ؟

بلا ريبٍ. بُرجي الماءُ، نصيري البحر
وما أن يطأ اليابسةَ حذائي
حتّى يُغرقني همٌّ، غمٌّ
(سمِّه ما شئتَ)
لا أصلَ لهُ

يَبْريني بَرياً حتى ألمعَ أحياناً
كالنَصْل، ويجعلني
في الليل أحومُ على نفسي
وأحومُ، كذاك النورس (أتراهُ؟)
في دورانهِ حول الصاري.
مشكلتي واضحةٌ :
إمّا ان أتخلّص منه في أقرب وقت
أو يقتلني.
لا بحثاً عن شيءٍ
بل هرباً من عدّة أشياءٍ
أطمحُ دوماً أن أتحاشاها
كالإيدز، منها ملكوتُ السيّد والخادم.
جرّبتُ الغرق، استسلمتُ لسلطان البحر
الغامض في بدء شبابي
أمّا الآن
فأحلمُ بالطوفان.

 

أقلتُ .. غرقت؟

نعم. في البحر المتوسّط. منذ زمان.
لامستُ القاعَ. هناكَ
رأيتُ الموت يخاتلني
ويزوبعُ كالكوسج رملاً محتفلاً بقدومي
لا أعرف كيف تفاديتهُ
وانفتحت عينايَ
على رجلٍ يصفعني ويصيحُ :
أتسمعني، يا ولدي؟
صيّادٌ بيروتيّ هرمٌ أنقذني
صوتُه لو يدري
كان غناءَ ملاكٍ يتهجّدُ هلّليلويا
ما زال صداهُ يتردّد في أُذُني..
هذا المرفأ مزدحمٌ. البيرةُ فاترةٌ.
وجهُ النادل لا يحوي
أيّةَ أسرار.


وهي؟

هي ! هي عبرتْ بي
مارقةً في أكثر من ميناءٍ
ووجدتُ لها أثراً
بين شباك الصيّادين
على شطآنٍ لم أرها تتألّقُ من أجلي
إلاّ في نوبةِ حمّى أو سُكْر.
الحاضرُ بين مهاويها
يسكرُ بالماضي.
الغربُ على مفرق فخذيها،
شرقٌ. في حركات يديها تتلاحمُ أقداري
وهي حديقةُ وردٍ
سأكون لها بُستانيّاً حَسناً حين أعود إليها
       من أسفاري.

وغداً ؟

اسألني عن أمسي.

واليوم؟


اليومَ...
اليوم سأكشفُ لا بدَّ (ولن أتهاونَ، صدّقني)
زاويةً أخرى يجهلها النادلُ حتماً
ولعلّي
إن وافقني الحظّ سأقترنُ
بهذا السرّ الملعون أخيراً. واليومَ
لعلّ السرّ سيُفتضُّ، وَ
أُمتحَنُ ...


بغداد 67

كنتُ
بعد أن أكتب قصيدتي
متجلّياً طوال الظهيرة وأُتلفها
غيرَ نادمٍ عند الغَسق
أتركُ البيت كعادتي
بادئاً طوافي
في أقدم الطرقات
وأكثر الأزقّة التواءً
(المدينة
شاةٌ مسلوخةٌ
على شفرة القيلولة :
طيفٌ عابر يتموّجُ في نهاية منعطفٍ
ترشّهُ امرأةٌ بالماء
جنديٌّ من على سطح دبّابتهِ
يغازل النساءَ في الشرُفات)
حتى اكتشفتُ الأبديّةَ وحدي
وأنا أشربُ الشاي
في مقهى
قريبة من الجسر
يرتادها الجنودُ وعازفو الإذاعة العميان
ذاتَ مساءٍ في بغداد ..


مزهريّتان فيهما أزهار

في نافذتي
مزهريتان ما زالت فيهما
بعض الأزهار : جوريّات تحولّت
الى خواتمَ صدئة
بلون دم الحيض، جمبداتٌ
تقزّمت تحت أبراجٍ
شيّدها الظمأ
على شرف النسيان
زرعتها لي قبل اختفائها امرأةٌ
لم أرها بعد شجارنا الأخير
حول قصّةٍ نسيتُها
منذ أكثر
من 1000 عام.


فارزة بعد الدمار

هو الذي سيبدأ (الحيرانُ، الرازحُ، سيّدُ الانئخاذ)
بالنزول هذه المرة أيضاً الى القعر حيث النسيج المتآكل
   لكلّ ما كان
إليه سيُقبل وجهٌ جديد من لا مكان ليرى في عينيه نيرانَ
  عيده الأولى.
هو الذي يرسمُ فارزةً بعد الدمار، سيعرفُ ان ليلَهُ حقيقيّ
  وأمجادَه غيرُ أكيدة
يأتي الصباحُ فلا ينكرهُ سواه جالساً في خرائبهِ
  وحيداً
بانتظار عاصفةٍ أخرى تشرّدُ أيّامهُ في كلّ الجهات

وتعلّمه معنى الخسارة - هو الذي سيبدأ من هناك.


سيّد المناخات

ليّدهشني سيّدُ المناخات، ليحيّرني
أكثرَ ممّا أنا محتار، قبل أن أقبل تماماً بعالم اليقظة
فاركاً، ما زلتُ، عينيّ: جمجمةٌ ألقت بها عاصفةُ
  الأمس في حديقتي
لطائرٍ ضخم أو حيوان صغير حيث تمشّيتُ هذا الصباح
محاذراً ان أخطو على البزّاق الملتزّ بين مزهريّات
  الفخار المحطّمة
(في الغسق سيبحثُ عنه الأطفالُ بالفوانيس).
مخاضُ ليلة الأمس : كانت الطبيعة امرأةً
تصرخُ من آلام الطلْق، واليوم :
هذا الوليد.


بُناة الزقورات

كانوا
أوّلَ الحالمين
جسّدوا شكل الحلم بالآجرّ
متلولباً نحو العلاء كأدراج العبادة ..

عرفوا
أنه طيف الغريب
يمرُّ، لا يستعادُ
سوى على شكل زقّورةٍ ينتهي
رأسُها الحجريّ في السحاب

وتعلّموا
أنّه بحرٌ
نرى على ساحلهِ
أباّ في ثيابه البيضاء أحياناً
يومئُ، يومئُ إلينا منذ ألف سنةٍ

بانتظار سفينة.


طقوس الطبيعة

قادماً من محطة أخرى
كهذه تركتها
ورائي
بانتظار قطار لا أريده
أن يجيْ : كم من الزمنِ، ساعاتٌ، قرون !
أرمق امرأة تشرب شيئاً
في إحدى الزوايا
معها رجلٌ
سوف توّدعه بعد قليل.
هذا ما تقوله
زرقة عينيها الدامعتين تحت
خصلاتها الذهبية
النافرة.
هذا ما تقوله
خطوط التماس في بوصلة المصائر.
هذا ما يقول
جدول اللقاءات والوداعات.
يقول هذا الجدول السحريّ
ان اللقاء والوداع ما هما إلا
توأمان سياميّان تواءما أخيراً
في الجسد الواحد
وإنها تعرف كيف تُعرفني
بأنها عرفتْ
ما ان عرفْتهُ، ما عرفتُ ..
وهو أننا سنذهب معاً بعد ساعة
(معاً، بعد ساعة)
الى بيتها في قرية قريبة.
سيارتها دافئةٌ
وهي تسوقُ، بسرعة.
كلّ الجسور بيضاء تغطيها الثلوج.
غابةٌ تبدو، أفقٌ يغيب.
قرميد، سقوف.
يُرينا الأسفلتُ
كم هو راغبٌ في التلاشي
تحت عجلاتنا، وتصلّي الطريق من أجلنا
صلاةٌ قصيرة.

سيد

سركون بولص
العراق/أمريكا)

(الموت. هذا سيدٌ من ألمانيا)
باول تسيلان

الموتُ.
هذا سيدٌ
جاء من أمريكا
ليشرب من دجلة
والفرات.

الموتُ.
هذا سيدٌ عطشان
سيشرب
كل ما في آبارنا
من نفط،
ويسمم كل ما في
أنهارنا
من ماء.

الموتُ.
هذا سيدٌ جائع
سيأكل أطفالنا بالآلاف
آلافا بعد آلاف
بعد آلاف.

الموتُ.
هذا سيدٌ
من أمريكا
جاء
ليشرب الدم
من دجلة
ومن الفرات.

 

Partager cet article
Repost0
14 avril 2012 6 14 /04 /avril /2012 19:34

أنشودة المطرZSIAB
بدر شاكر السياب

اضغط للاستماع

 

عيناكِ غابتا نخيلٍ ساعةَ السحر
أو شرفتانِ راحَ ينأى عنهُما القمر
عيناكِ حين تبسمانِ تُورقُ الكروم
وترقصُ الأضواءُ.. كالأقمارِ في نهر
يرجُّهُ المجذافُ وَهْناً ساعةَ السحر...
كأنّما تنبُضُ في غوريهما النجوم

وتغرقان في ضبابٍ من أسىً شفيف
كالبحرِ سرَّحَ اليدينِ فوقَهُ المساء
دفءُ الشتاءِ فيه وارتعاشةُ الخريف
والموتُ والميلادُ والظلامُ والضياء
فتستفيقُ ملء روحي، رعشةُ البكاء
ونشوةٌ وحشيةٌ تعانق السماء
كنشوةِ الطفلِ إذا خاف من القمر

كأنَّ أقواسَ السحابِ تشربُ الغيوم..
وقطرةً فقطرةً تذوبُ في المطر...
وكركرَ الأطفالُ في عرائش الكروم
ودغدغت صمتَ العصافيرِ على الشجر
أنشودةُ المطر
مطر
مطر
مطر

تثاءبَ المساءُ والغيومُ ما تزال
تسحّ ما تسحّ من دموعها الثقال:
كأنّ طفلاً باتَ يهذي قبلَ أنْ ينام
بأنّ أمّه - التي أفاقَ منذ عام
فلم يجدْها، ثم حين لجَّ في السؤال
قالوا له: "بعد غدٍ تعود" -
لا بدّ أنْ تعود
وإنْ تهامسَ الرفاقُ أنّها هناك
في جانبِ التلِ تنامُ نومةَ اللحود،
تسفُّ من ترابها وتشربُ المطر
كأنّ صياداً حزيناً يجمعُ الشباك
ويلعنُ المياهَ والقدر
وينثرُ الغناء حيث يأفلُ القمر
مطر، مطر، المطر

أتعلمين أيَّ حزنٍ يبعثُ المطر؟
وكيف تنشجُ المزاريبُ إذا انهمر؟
وكيف يشعرُ الوحيدُ فيه بالضياع؟
بلا انتهاء_ كالدمِ المُراق، كالجياع كالحبّ كالأطفالِ كالموتى –
هو المطر
ومقلتاك بي تطيفان مع المطر
وعبرَ أمواجِ الخليجِ تمسحُ البروق
سواحلَ العراقِ
بالنجومِ والمحار،
كأنها تهمُّ بالشروق
فيسحبُ الليلُ عليها من دمٍ دثار

أصيحُ بالخيلج: "يا خليج
يا واهبَ اللؤلؤ والمحارِ والردى"
فيرجع الصدى كأنّهُ النشيج:
"يا خليج: يا واهب المحار والردى"

أكادُ أسمعُ العراقَ يذخرُ الرعود
ويخزنُ البروقَ في السهولِ والجبال
حتى إذا ما فضّ عنها ختمَها الرجال
لم تترك الرياحُ من ثمود
في الوادِ من أثر
أكادُ أسمعُ النخيلَ يشربُ المطر
وأسمعُ القرى تئنّ، والمهاجرين
يصارعون بالمجاذيفِ وبالقلوع
عواصفَ الخليجِ والرعود، منشدين
مطر.. مطر .. مطر
وفي العراقِ جوعٌ
وينثرُ الغلال فيه موسم الحصاد
لتشبعَ الغربانُ والجراد
وتطحن الشوان والحجر
رحىً تدورُ في الحقولِ… حولها بشر
مطر
مطر
مطر
وكم ذرفنا ليلةَ الرحيل من دموع
ثم اعتللنا - خوفَ أن نُلامَ - بالمطر
مطر
مطر
ومنذ أن كنّا صغاراً، كانت السماء
تغيمُ في الشتاء
ويهطلُ المطر
وكلّ عامٍ - حين يعشبُ الثرى- نجوع
ما مرَّ عامٌ والعراقُ ليسَ فيه جوع
مطر
مطر
مطر

في كلّ قطرةٍ من المطر
حمراءُ أو صفراءُ من أجنّة الزهر
وكلّ دمعةٍ من الجياعِ والعراة
وكلّ قطرةٍ تُراقُ من دمِ العبيد
فهي ابتسامٌ في انتظارِ مبسمٍ جديد
أو حلمةٌ تورّدتْ على فمِ الوليد
في عالمِ الغدِ الفتيّ واهبِ الحياة
مطر
مطر
مطر
سيعشبُ العراقُ بالمطر

أصيحُ بالخليج: "يا خليج..
يا واهبَ اللؤلؤ والمحار والردى"
فيرجع الصدى كأنه النشيج:
"يا خليج: يا واهب المحار والردى"

وينثرُ الخليجُ من هباته الكثار
على الرمال، رغوةَ الأجاج، والمحار
وما تبقى من عظام بائس غريق
من المهاجرين ظل يشرب الردى
من لجة الخليج والقرار
وفي العراق ألف أفعى تشرب الرحيق
من زهرة يرُبّها الفرات بالندى

وأسمعُ الصدى
يرنّ في الخليج:
مطر
مطر
مطر

في كل قطرةٍ من المطر
حمراءُ أو صفراءُ من أجنةِ الزهر
وكلّ دمعةٍ من الجياعِ والعراة
وكل قطرةٍ تُراق من دمِ العبيد
فهي ابتسامٌ في انتظارِ مبسمٍ جديد
أو حلمةٌ تورّدت على فمِ الوليد
في عالمِ الغدِ الفتي، واهبِ الحياة  

ويهطلُ المطرُ

 

Partager cet article
Repost0
14 avril 2012 6 14 /04 /avril /2012 19:33

ZRIADرياض صالح الحسين
1982-1954
(سوريا)

" أنت في وحدتك بلد مزدحم "
روفائيل ألبرتي

****

غرفة الشاعر

يفتح بابَ الكلماتِ و يدخلُ بخطىً خائفةٍ
في أنحاءِ الغرفةِ
بعض قصائد ذابلة
كلمات تتمدد فوق الكرسيّ
و أخرى تتعلّق بالمشجب
سنبلة تهرب من بين أصابعه
و طيور تقتحم الشفتين
يرى عشبًا ينبت في المكتبةِ المهملةِ
و نبعًا ينبثق من الحائط
بعد قليل سوف يداهمه الليل بأقمار و كوابيس
تداهمه أشجار الغابة
و رمال الشاطئ
و حصى الأنهار
و آبار فارغة
يملؤها بحروف سوداء
ماذا يأخذ من جثث الأيام
و ماذا يترك
غير قصائد ذابلة
و غبار الكلمات؟
و بعد قليل
سوف يداهمه الشرطيّ
ليسأله عن جمل غامضةٍ
و يحذره من استعمال "القُبلة" و "القنبلة"
و يمضي..
هو ذا الشاعر
يفتح نافذة القلبْ
يغلق عينيه
و يحلم بقصيدة حبْ

****

غرفة المحارب

يتوسد خندقه الرمليّ وحيدًا
و يداه تحيطان برشاشٍ مملوء بالموت
سيأتي الزوّار مساءً
زائرة تحمل للأرض قنابل ضوئية
أُخرى ستمشط بالنار سهولاً تمتدُّ
سيأتي الأعداء مساءً
كقطيعِ ذئابٍ كاسرةٍ
يلتهمون بيوت الطين
و أشجار التفاح
و كرّاسات الأطفال
و رأسَ الجنديّ
الجندي يرتب غرفته الرملية
الماء هنا
و الطلقات هناك
و ها هي صورة نرجسة تبتسم لجندي
يحملُ رشاشًا و خضارًا
الزوار يجيئون
فأهلاً
يطلق طلقته الأولى
سيظل يقاتل حتى آخر حبّة رمل من هذا الخندق

****

غرفة السائح

العالم غرفة هذا السائح
إذ يمضي في ردهاتِ العالمِ
يجمع أحجارًا من مدنٍ بائدة
و نقودًا لشعوب أهلكها الزلزالُ
و يجمع صورًا لجوامع
و متاحف
و تماثيل مرعبة
يمشي في أرصفة الدنيا
فيرى سفاحًا فيصوّره
و بائعَ ليمونٍ فيصوّره
و راقصة يسألها:
ماذا تعني
"
Merci     "
بالعربيةِ
و لماذا لا يزرع هذا الشعب "الأناناس"؟
السائحُ يفهمُ أو لا يفهمُ
يعلمُ أو لا يعلمُ
سيظل يسير و ينظر و يصوّر
فالعالم غرفة هذا السائح
و النافذة كاميرا

****

غرفة مهدي محمد علي

هي ذي غرفته تنهض من بين الأنقاض
مسيّجةً بدمٍ و عبيرٍ
ندخلها في الليل كقديسين جميلين
و يدخلها الشيوعيون، و عباد الشمس،
و أخبار المدن المشتعلة
هي ذي غرفته
أبعد من وطنٍ
أقرب من رمشِ العين إلى العين
و يا مهدي
أرنا كفيك
ألم تنمُ الأعشاب عليك
ألم تورق أغصان القلب
و ماذا يحدث لنبات البصرة
و تراب البصرة
....
....
....
هي ذي غرفته
أجمل من قبر
و أعلى من شجرة نخل
و صاحبها
طير في قفصٍ
يفرك عينيه، يبعثر أوراقًا و رسائل،
يكتشف امرأة في فنجان القهوة
ذات مساء
سوف تدق الباب نباتات الزينةِ
تأتي الأزهار، و أشجار الصفصاف،
و أعشاب الغابة، و ثمار اليقطين
و تحتل الغرفة

****

الولد النائم

قبل أن يذهبَ للحرب مضى نحو السرير
أغلق عينيه و نام..
رأى فيما يرى الأولاد
سهلاً فسيحًا تركض الغزلان فيه
سربًا من عصافير
و أشجارًا من الدراق
أزهارًا لها هيئة أقمارٍ
رأى نهارًا واسعًا جدًا
و من أقصى النهار جاء رجل يسعى
ألقى على الطفل قميصًا من دمٍ
فاختفى السهل و ماتت الغزلان
و الأشجار
اختفى النهار..
قال الولد الجميل: لا بأس
أغمض عينيه بعينيه
و نام
رأى عشرين ملاكًا يهبطون قربه
سألهم: هل تأكلون البرتقال
هل نستطيع أن نلعب لعبة الهرّة و الفأر
أختبئ الآن فوق سريري
جديني أيتها الهرّة/الملاك..
....
و من أقصى السماء
جاءت القنبلة فوق سرير الولد الجميل
طار الملاك
و ماءت الهرة حينما رأت إصبع طفل في التراب
قال الولد الجميل:
لا بأس، لا بأس
عاد إلى السرير متعبًا
أغمض عينيه بعينيه
و نام..
رأى فيما يرى الحالم
أسماكًا على الجدران
ذئبًا يسبح في البركة
تمساحًا يعود للملهى
و امرأة تنتظر الربّ أمام قصر العدل
صاح الولد الجميل:
لا أريد أن أرى شيئًا
أريد أمي و زجاجة الحليب و القماط
قال الولد الجميل شيئًا
ليس حسنًا جدًا
و ليس سيئًا جدًا:
"عاش البط
عاش النهر
عاشت الهرّة
عاشت الأشجار
عاشت أختي و أخي
و لتسقط الدبابة.."
...
...
أغلق عينيه بعينيه
و نام أبدًا

****

رغبات

"عندما كان العصفور
يصفّر في العشب
و الريح تنهش جدراننا العظيمة
كنا كأنما في عيد
و كان كل شيء يتحقق"
غيليفيك

كنجمة في السماء
كوعل في الغابة
أمامي الكثير لأعطيه
و خلفي الكثير للمقابر
أمامي النهر و رائحة الصباح و الأغاني
البشر الرائعون و السفر و العدالة
و خلفي الكثير الكثير
من الكهنة و التماثيل و المذابح
و ها أنذا أمشي و أمشي
بين هزائمي الصغيرة و انتصاراتي الكبرى
و ها أنذا أمشي و أمشي
متألقًا كنجمة في السماء
و حُرًّا كوعل في الغابة
لي وطن أحبه و أصدقاء طيّبون
بنطال و حذاء و كتب و رغبات
و وقت قليل للرقص و الجنون و القنبلة
لقد بدأت أتعلم كيف أبتسم و أقول وداعًا
و بدأت أتعلم كيف أتألم
بعيدًا عن الضجيج و العواصف
أما الكلمة الجميلة، الجميلة
التي تشبه طائرًا أبيض
و التي تشبه شجرة في صحراء
فلقد اكتشفتها متأخرًا قليلاً
مثلما تكتشف السفينة اتجاهها
و مثلما يكتشف الطفل أصابعه و عينيه
لذلك أمشي و أمشي و أمشي
فأمامي الكثير لأعطيه
و خلفي الكثير للمقابر
و لذلك أمشي و أمشي و أمشي
و لا أنتظر أن ينتهي طريقي
هذه صخرة و هاتان عينان
هذا قمر و تلك أوزة
و ثمة أشياء كثيرة لم أكن أراها:
أيدي الأمهات
أكياس الطحين
و طلاب المدارس
إنّني أفتح عيني كنبع صغير
و أتحرك برشاقة الرعاة
فلقد بدأت أعلم
-و ربما متأخرًا قليلاً-
أن آلاف الحروب و ملايين الجرائم
لم تستطع منع القطة من المواء عندما تجوع
و الوردة من أن تتفتح
و المطر من أن ينهمر بغزارة...
لذلك أمشي و أمشي و أمشي
متألقًا كنجمة في السماء
و حُرًّا كوعل في الغابة
و عندما أصل إلى البيت
وحيدًا أو عاشقًا
مرحًا أو حزينًا
أعترف لنفسي بأخطائي القليلة
و أنتظر:
عشب الطريق
هدير القطارات
و عمال المصانع
و لون السماء في الصباح الباكر
الباكر
الباكر

****

رغبات

أريد أن أذهب إلى القرية
لأقطف القطن و أشمّ الهواء
أريد أن أعود إلى المدينة
في شاحنة مليئة بالفلاحين و الخراف

أريد أن أغتسل في النهر
تحت ضوء القمر
أريد أن أرى قمرًا
في شارع أو كتاب أو متحف

أريد أن أبني غرفة
تتسع لألف صديق
أريد أن أكون صديقًا
للدوري و الهواء و الحجر
أريد أن أضع بحرًا
في الزنزانة
أريد أن أسرق الزنازين
و ألقيها في البحر
أريد أن أكون ساحرًا
فأضع سكينًا في القبعة
أريد أن أمدّ يدي إلى القبعة
و أخرج منها أغنية بيضاء
أريد أن أمتلك مسدسًا
لأطلق النار على الذئاب
أريد أن أكون ذئبًا
لأفترس مَنْ يطلقون النار
أريد أن أختبئ في زهرة
خوفًا من القاتل
أريد أن يموت القاتل
حينما يرى الأزهار

أريد أن أفتح نافذة
في كل جدار
أريد أن أضع جدارًا
في وجه من يغلقون النوافذ
أريد أن أكون زلزالاً
لأهزّ القلوب الكسولة
أريد أن أدس في كل قلب
زلزالاً من الحكمة
أريد أن أخطف غيمة
و أخبئها في سريري
أريد أن يخطف اللصوص سريري
و يخبئونه في غيمة
أريد أن تكون الكلمة
شجرة أو رغيفًا أو قبلة
أريد لمن لا يحب الشجر
و الرغيف
و القبلة
أن يمتنع عن الكلام

****

مفارقات

"أعدّ الأيام على أصابعي
و عليها أعدّ أيضًا
أصحابي و أصدقائي
و في يوم ما
لن أعدّ على أصابعي
سوى أصابعي"
بول فانسانسيني

الذئب

الذئب الذي افترسني
تركني وحيدًا في الغابة
مَن يغطي جثتي بالأعشاب
بأوراق الأشجار اليابسة
بقليل من تراب؟
مَن يقرأ الفاتحة على روحي
مَن يغمض عيني الهلعتين
مَن يضع على صدري
صليبًا من أزهار؟
الذئب الذي افترسني
صار أنا
أخذ وجهي الشاحب
و شفتيّ المرتجفتين
و قلبي الطيّب
و ظل محتفظًا بأنيابه
أنا الذئب
ذو اليد البيضاء
أدور في المدينة و أعوي
أنا الذي قتل الصياد في الغابة
أنا الصياد
احذروا حبي
و احذروا أنيابي

****

مقاطع

من أكاذيب الكلام
من أكاذيب الروائح
من أكاذيب الأصوات
من أكاذيب العالم
الكذبة الوحيدة التي تستحق التصديق
هي الحب

في حصار الماضي
في حصار الحاضر
في حصار المستقبل
لا منفذ للحياة
سوى الحياة
الكلمة الجميلة
الكلمة اليائسة
الكلمة الحزينة
الكلمة المرحة
الكلمة العاشقة
الكلمة البسيطة
الكلمة الحية
كلها تنتفض في قاع صمتي

****

روتين

القهوة مع الحليب في الصباح
قبلة الزوجة السريعة
الطريق إلى العمل
الطريق إلى البيت
الطريق إلى السرير
و من ثم..
القهوة مع الحليب في الصباح
إنه حيّ تمامًا
المسه و لا تخفْ
فالموتى لا يخيفون

****

يهوي

مثلما يهوي ينزل من فضاء بعيد
نحو فضاء بعيد
هكذا تهوي روحه
هلعة، حزينة، ساطعة
نحو حياة مفعمة بأشياء يحبها
حياة تضيء و لو قليلاً
عتمة نهاره الحالك السواد

****

خراب

كان عليه أن ينظر إلى المرآة
ليرى عشرات الثقوب و الأثلام
تملأ سماء وجهه
وجهه الذي يشبه
قرية اجتاحها الطوفان
أو، على الأقل
لوحة باهتة الألوان
من القرن الثامن عشر
كان عليه أن ينظر مرة ثانية
و بعمق شديد
ليرى عينيه الضاحكتين الودودتين
تسخران من كل هذا الخراب

****

حلم

دائمًا كان يحلم
بتفاحة الحب الناضجة
ليحتويها بين أصابعه العشرة
كان ذلك حلمًا و حسب
كالوصول إلى القمر
سنة 1920
و كما في الأحلام
لم يعد الحلم حلمًا
فها هو يقضم تفاحة الحب
و ها هو سكّرها يسيل على شفتيه
مرة استفاق
فوجد أنه يقضم قلبه

****

تغيير

يرمي ثيابه في البئر
يرمي كتبه و خاتم الزواج
يرمي ماضيه المريض
و حاضره الخائف
يرمي أغانيه القديمة
و أصدقاءه المنافقين
يرمي كل ما تطاله يداه
من أوراق و مذكرات
من أفكار و دمى
يرمي بئر حياته في البئر
يرمي دماغه أخيرًا
و يستدير
نقيًا و أبيض و سهلاً
الآن فقط
يستطيع أن يقول: أحبك

****

العاشق

اعطِ القناص رصاصًا
و انتظر بضع دقائق
فسيملأ الشوارع بالجثث
اعطِ النجار خشبًا
و انتظر بضعة أيام
فسيملأ البئر بالنوافذ

اعطِ الحداد حديدًا
و انتظر بضعة أشهر
فسيملأ البراري برجال يشهرون السيوف
اعطِ البستاني بذارًا
و انتظر بضع سنوات
فسيملأ الصحارى بالأشجار
أما العاشق
أما العاشق
فلا تعطه شيئًا
ففي قلبه ما يكفي الدنيا
من السيوف و النوافذ
من الأشجار و الجثث

****

الراية

انظروا إليه
انظروا إليه فقط
لقد تفسخ جسده
منذ زمن بعيد
و ما زال يحمل راية الحرية

****

حياتنا الجميلة

الحياة حلوة
يقول العصفور
و يرتمي ميتًا قرب حذاء الصياد

الحياة حلوة
تقول الوردة
و ترتمي ميتة في يد الولد الوسيم
الحياة حلوة
يقول
و يطلق على رأسه النار
الحياة قبيحة، كريهة، فاسدة، شريرة
يقول الطاغية
و يقضم قطعة من البسكويت

****

بلادنا الجميلة

ثمرة ثمرة
تقطفين أيامي
يا بلادي الجميلة
فأستمع:
لا أحد يغني
سوى الساطور

****

لا أحد

فتحت الباب
لم يدخله أحد
لا ضيف، لا امرأة، لا شرطي
فتحت النوافذ
لم يدخلها أحد
لا هواء، لا فراشة، لا أغنية تائهة
فتحت قلبي
لم يدخله أحد
لا نهر، لا رصاصة، لا طير
و ها أنذا الآن
مغلقًا و وحيدًا
أنادي
تعالي

****

فصول

الصيف سينتهي
الربيع انتهى
الخريف سيأتي
و الشتاء ما زال بعيدًا
في أي فصل نحن؟

****

عتمة

أشعل سيجارة للصديق
أشعل القلب البارد
أشعل الضوء ليمرّ الثوار
أشعل النار في التماثيل
أشعل شمعة من أجل المسيح
لا تطفئ حياتك!

****

الشهيد

إنهم ينتحبون
فوق الجسد البارد
حيث تتناثر الأزهار
زهرة على العنق
زهرة على البطن
زهرة على الكتف
زهرة بين الشفتين
إنهم ينتحبون
فوق الجسد البارد
حيث:
السكين في القلب

****

شارع

هذه مدينة مليئة بالشوارع
شوارع مفتوحة
تؤدي إلى جميع الجهات
لكن، اسمعني، أرجوك
حياتنا مغلقة
و الشارع الوحيد العادل
ذلك الذي يأخذني إلى قلبك

****

الجدار

مثلما يمكن أن تصنع
من غصن الشجرة الأخضر هراوة
و من زجاجة الكازوز الفارغة
أداة جارحة
مثلما يمكن أن تصنع
من الغرفة الأليفة زنزانة
و من الشارع الواسع مسرحًا للقتل
مثلما يمكن أن تكتب رسالة تهديد
بالقلم نفسه
الذي كتبت به رسائل الحب
و تستطيع أن ترسم مشنقة
بالريشة نفسها
التي رسمت بها طفلاً يضحك
و طائرًا يطير
و راعيًا يغني
هكذا تمامًا..
يتحوّل بعض البشر إلى جدران
قاسية و كتيمة كما ينبغي
جدران تستطيع أن تدق
مسمارًا فيها
أن تضع عليها الصحف
و الأواني
و الكراسي الخشبيّة
أن تفتّتها بالفؤوس و المطارق
لكن من المتعذر تمامًا
أن تقول للجدار: يا صديقي
فيرد عليك: يا أخي

****

نتفق أو لا نتفق

نحن متفقان:
الحياة جميلة
و الناس رائعون
و الطريق لم تنته
و لكن انظر إلي قليلاً
فإنني أتألم
كوحش جريح في الفلاة
نحن متفقان إذًا
الربيع سيأتي طبعًا
و الشمس ستشرق كل صباح
و في الصيف سيجني الفلاحون القمح
الربيع يكفينا
و الشمس أيضا
و القمح إذا أردت
و لكن قل لي:
لماذا يملأ الدم
غرفتي و سريري و مكتبتي؟
و لماذا أحلم دائمًا
بطفل متطاير الأشلاء
و دمية محطّمة
و رصاصة تئز؟

****

غدًا

عشرة آلاف غد
خرجتْ من حياتي البارحة
و ما زلت أقول غدًا..
غدًا تأتي الغيمة
و تبلل القلب المعطوب
غدًا يمد النهر أصابعه
و يربت على كتف عطشي
الغد يتحول إلى "اليوم"
اليوم يصير "البارحة"
و أنا أنتظر بلهفة
الغد الجديد

****

قصائد عن الموتى
(
Akeel Al-Awsi     -)

"لا نحدث جلبة
في غرفة الموتى
نرفع الشمعة
و نراهم يمضون
أرفع صوتي قليلاً
على عتبة الباب
و أقول بضع كلمات
لأضيء دربهم"
فيليب جاكونيت

كم هي لذيذة

الموتى الذين ماتوا
في الحروب و الأوبئة
في السجون و الطرقات
الموتى الذين ماتوا
بالخنجر و الرصاص و الديناميت
بالفأس و حبل المشنقة
الموتى الجميلون
ذوو الأسنان البالية
و الوجوه الناتئة
تذكروا و هم في قبورهم
ضوءَ القمر و خضرة المراعي
تذكروا أنهم لم يعيشوا كما ينبغي
لم ينتبهوا إلى الأصوات و الألوان
تذكروا:
كم قبلة أضاعوا
كم ضوءًا أغمضوا عيونهم كيلا يروه
كم زهرة لم يزرعوا
كم كلمة طيبة لم يقولوها
الموتى عرفوا
ربما للمرة الأخيرة
كم هي لذيذة حياة الأحياء

****

الخنجر

الرجل مات
الخنجر في القلب
و الابتسامة في الشفتين
الرجل مات
الرجل يتنزه في قبره
ينظر إلى الأعلى
ينظر إلى الأسفل
ينظر حوله
لا شيء سوى التراب
لا شيء سوى القبضة اللامعة
للخنجر في صدره
يبتسم الرجل الميت
و يربت على قبضة الخنجر
الخنجر صديقه الوحيد
الخنجر
ذكرى عزيزة من الذين في الأعلى

****

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : POEME-TEXTE-TRADUCTION
  • : Pour les passionnés de Littérature je présente ici mes livres qui sont edités chez DAR EL GHARB et EDILIVRE. Des poèmes aussi. De la nouvelle. Des traductions – je ne lis vraiment un texte que si je le lis dans deux sens.
  • Contact

Profil

  • ahmed bengriche
  • litterateur et pétrolier
 je m'interesse aussi à la traduction
  • litterateur et pétrolier je m'interesse aussi à la traduction

Texte Libre

Recherche

Archives

Pages