LE FILS
Et c’est à voir dit-on – les dernières cigognes
regagnent le nid – le ciel était trop vaste – intact le
désert – le pain séculaire – on revient avec des bouts
de pieds et des souvenirs – l’odeur renouvelé de
l’antécédent – les cris d’ailleurs – le mutisme net d’ici
dit-on – on récupère mal – on a sous le front le
nombre exact des arbres – pas un ne manque – le
palmier dérouté sans tête – la bourrasque du
printemps – et des plaines nouvelles – l’oued cuve
son sang au pied du piton – le limon est inexact –
soyeux – jaune – fertilisant – à bout portant – les
années de chien – un vieux paysan avait bifurqué
dans une noble famille – où est-il – la guerre avait
amassé les herbes – la feuille féminine de
l’eucalyptus – la gerboise aux courtes pattes – le ciel
pour les feux d’artifice – toutes les chaussures –
guenilles distribuées par l’Américain – les sacs de
toile – le thé – les chiffons des prisonniers Italiens –
des bras de morts – première deuxième guerre
mondiale – sourires au cimetière chrétien – la croix
tombait d’elle-même – la toundra – le désert – on
oubliait la rage – le typhus – le chant pour le dernier
bandit d’honneur – lehoua ou rious ne tentait plus les
mechtas – pas de feu – pas de danse – on mariait sous
pli – vingt kilos de farine – un deux coupons de tissu
– une chèvre –quelques sous – la guerre est là
accroupie – on n’a jamais tendu de pain à l’enfant –
les enfants mouraient comme des mouches – les
hommes les femmes – on veillait le mort avec une
serviette sur le crâne – chaud il pouvait ressusciter –
on buvait beaucoup aussi – anisette rhum – sans faire
de casse – les zerdas – nouvelle peinture pour le
mausolée – verte – nouveaux poulets – chekhchoukha
– sauce – entre deux tombes on parle de la nouvelle
tombe – des valeurs humaines – tout dans le fossé –
l’épée aussi – le courage aussi – le fusil – les insultes
– chaque jour les déboires – les matins de froidure –
l’image du cep de vigne – la promenade des autres sur
le cours Bertagna – leur aller simple en été par St
Cloud Chapuis – les hommes qui trimbalent sur
l’échafaudage un bout de pain – à la ceinture – les
guerres autour d’un bassin – le soir – pour un peu
d’eau le sang – le sang du coq – la danse au ralenti de
la mariée pour son époux – les vomissures des vieux
sur les trottoirs – l’aveugle qui chante – Benbadis
mort réunion – Benbadis mort en prison – des fous
qui faisaient leur guerre tout seuls – à la manière des
sioux – le vin blanc riche en protéine – l’été des
cigales et le chaume – avec des lunes – pleine lune –
l’automne – de nouvelles étoiles un peu partout –
l’école coranique – je demande asile auprès de Dieu –
je – je – je – bâton d’olivier – les premières prières –
qu’on fait mal – le déracinement – la pluie – les vents
avec le bruit des vagues – des coups répétés de sel –
les larmes – la rage – poussière de jardins – pas
touche hein pas touche – chair de poire pour l’autre
enfant – le fouet – ecchymoses – la vache qui meurt –
dernière soûlerie du père – langage francisé – toi
monsieur Claude – toi monsieur Albert – tous tous
comme le renard le faucon la vipère – toi monsieur
Marchant – vomissements – sang – la femme pleure –
les enfants perturbent les couches – la belle mère se
souvient du mari – chant et pleurs pour le défunt – les
voisins qui ne font plus de bruit – la collecte de
l’argent – de nouveaux visages sous l’éclat lumineux
du quinquet – moment solennel – les souvenirs du
père à travers la Forêt-noire – ses contrordres – son
grade pompeux – je ne bois plus je ne bois plus –
pouah sur tout ce qui fait monter la tête – les djellabas
à rayures regardent le plafond – grosses moustaches –
recrutement de l’ancien baroudeur – la guerre – la
guerre – la guerre – les sillons – le boeuf – le sac – les
avions – déferlement des soldats – tuez – tuez – tuez
– tueries au souk – à la mosquée – dans les rues –
sous l’olivier – sur le seuil des maisons – à l’intérieur
des maisons – dans la plaine – pour un mot – pour un
silence – pour rien – le grand frère échappé de la
caserne – deux autres arabes – avec des munitions –
ils ont pris par l’oued – le voisin de gauche incarcéré
– le voisin de droite égorgé – par trahison – la terre
est rouge – cernés les yeux – un train dynamité –
l’autre village à feu et à sang – extermination d’un
demi bataillon – village incendié à moitié – course sur
les chemins de traverses – de Gaulle à Constantine –
vive Soustelle – vive Soustelle – les enfants en foule
– hors de l’école – vive zous tey – El Achi n’est plus
– de très longs hivers – et sont venus mes pères à moi
sanglés d’horreur portant le fusil multiple de mon
premier père ils sont entrés avec le chiffre cinq et le
plus vieux a dit cachez le mal et on poussa le mal
derrière le rideau et le rideau cacha et ne cacha pas
tout puis les sabots et les sabots dans la tête et dans la
nuit la mère resta dans la cheminée parmi les cendres
puis le palmier puis glissement de la mémoire vers les
cigognes regagnant le nid.
– Depuis 1958, dit la vieille.
Le fils aîné bougea sur sa chaise de bois, éteignit
sa cigarette et demanda : vous n’avez pas vu de
médecin ?
La vieille, qui jetait des grains aux poules à
présent, dit : elles ne me laissent jamais tranquille ;
surtout celle-là ; elle montra une vieille poule plus
grosse que toute les autres ; et elle ne pond même
pas.
– Je disais, vous n’avez pas vu de médecin ?
– Si j’avais du temps, dit la vieille, je ferais chauler
les murs de cette cour. Ils n’ont pas été repeints
depuis la guerre. Ils commencent un peu à s’effriter.
Son doigt montra une lézarde.
– Il suffit d’un peu de chaux.
– Oui de la chaux, dit la vieille, mais je n’ai plus
de force aujourd’hui.
– Ça ne demande pas de grands efforts, dit d’une
voix neutre le fils.
– Oui, l’effort, dit la vieille ; puis elle s’adressa
aux poules : allez vous coucher ! allez vous coucher !
c’est fini la journée.
– Je disais il y a un moment : vous n’avez pas vu
de médecin ?
– Si, dit la vieille ! Toute la région, tous les
médecins, tous les mausolées, on me le tuait à coups
de dragées et autres foutaises, mais je le récupérais.
Le fils aîné alluma une nouvelle cigarette. Son
neveu là-bas, dans un coin. Assis à la turque sur une
natte. Propre. Le visage paisible. Il portait une vieille
combinaison de travail. Il regardait devant lui, vers la
porte.
– Et cette combinaison, demanda le fils ?
– C’est un voisin, fit la vieille en guise de réponse.
Puis elle ajouta : eux ne l’oublient jamais ; les jours
où ils ne vont pas à la Sidérurgie, ils le font sortir
parfois.
– Ah ! parce qu’il marche, dit le fils aîné.
– Il fume même, reprit la vieille. Elle observait son
fils qui jouait avec les allumettes et était assez
surprise de son étonnement.
– Et il fume aussi, s’exclama le fils !
À présent, de l’ombre dans la cour. La voix du
muezzin s’éleva, dans l’air, grêle. Chez les voisins,
dans leur cour, attenante à celle de la vieille, on
écouta le père admonester l’un de ses enfants : je ne
veux plus te voir dehors, passé le coucher du soleil !
ta place est ici, ici !
– Ne le gronde pas trop, Ô Hocine, il est encore
jeune, lança la vieille, le regard levé vers le ciel.
– Ne pas le gronder ? Il a découché pendant trois
nuits, Mâ Sâadia, et cette scélérate qui ne m’apprend
sa fugue que cet après midi ; et sais-tu ou je le
retrouve Mâ Sâadia ? L’oued ! Monsieur a appris à
jouer, continuait à vociférer Hocine.
Le fils aîné écouta les propos à travers et pardessus
le mur bas et il comprit que ce devait être une
habitude de se parler d’une cour à l’autre.
– Scélérate ? demanda le fils dans un murmure.
– Sa femme, expliqua la vieille en hochant de la
tête.
Puis le silence de nouveau.
Le fils se remit à observer son neveu qui, lui, pas
une seule fois ne daigna le regarder en face.
– Mais il te dérange parfois.
– Jamais ! dit la vieille. Des fois, il raconte des
choses avec une telle cohérence que je reste tout près
à écouter, mais il mélange tellement qu’on le croirait
né l’autre siècle.
– Je connais, à Alger, un ami médecin.
Sa mère fit comme si elle n’avait pas entendu, prit
une aiguière, procéda à ses ablutions en deux ou trois
gestes, étendit son fichu et pria.
– Celui qui a fait l’appel ce soir est notre voisin, je
l’ai reconnu à la voix, dit-elle, une fois la prière
terminée.
– Il est redevenu calme, constata le fils.
– À l’heure de la prière il est toujours calme ; le
vendredi il n’ouvre presque pas la bouche.
– Je connais à Alger un ami médecin.
– Pour le tuer ou pour quoi faire.
– Pour le soigner !
– Ainsi, tu dois être bien établi à Alger.
– Oui, fit le fils.
– Tu dois être marié, aussi !
– Oui, dit le fils ; deux gosses.
– Et c’est tellement loin d’ici que tu n’es plus
revenu depuis la guerre ?
– Le travail ; et c’est très loin d’ici, se mit à
baragouiner le fils, tout en se justifiant pendant plus
d’un quart d’heure. Il parla de sa femme malade, du
temps. Puis il ajouta à la fin : le médecin que je
connais à Alger le retapera de nouveau.
– Il est mieux comme ça, dit la mère. Ces choseslà,
ça n’a pas de médecine.
– Sa mère… sa mère, on m’a dit qu’elle était
devenue folle avant de mourir, avança le fils, parlant
de sa soeur en cherchant les mots.
– Mon mari martyr, mon gendre martyr, ma fille
prise de force par un groupe de goumiers sous le
regard de celui-ci qui jettera une année après le bébé
de la honte dans le puits. Dieu que me réserves-tu de
plus ? Mon Dieu ! Mon Dieu ! Et la vieille se mit à
renifler dans son châle.
– Il est dangereux parfois, non ?
– Jamais ! Apres la mort du plus petit, nous avions
été obligés moi et les voisins de l’hospitaliser, elle.
Un jour, elle revint jusqu’ici pour se jeter dans la
Seybouse. Depuis, je constatais qu’il y a moins de
colère dans ses discours.
La vieille se mit à pleurer doucement. Longtemps.
Puis elle essuya ses larmes pour dire en hoquetant : la
guerre, les morts, et en plus la honte… il n’y a pas
que ma fille… d’autres femmes dans ce village
même… à croire que toute la turpitude de la guerre…
– Et Ali, demanda le fils aîné ?
– Ton frère est à Biskra ; et cela fait dix ans qu’il
n’est pas venu me rendre visite, lui aussi ; mais je sais
que vous réintégrerez le patelin une fois nous deux
disparus.
– Pourquoi croire à ces choses-là.
– Moi et lui, on vous fait honte, Salem ; et sais-tu
ce que les langues d’aujourd’hui radotent : ta défunte
soeur faisait cela bien avant la guerre ; et lui-même,
par votre attitude – elle montra le petit-fils – il se croit
bâtard, voila la vérité ; et tu viens pour me dire qu’il y
a un médecin à Alger.
Le fils aîné se mit debout, épousseta ses genoux et
demanda : et Ouardia ?
– Ni elle, ni son mari, ni ses enfants, ne me rendent
visite ! La vieille regardait en direction de l’autre
quartier, à travers un mur de la cour, où habitait sa
fille.
– Il faut que je te quitte, mère, balbutia le fils aîné
en se donnant quelques autres tapes de ses paumes sur
les genoux.
– Tu passeras le bonjour à Ouardia et à tous ses
enfants ; tu lui diras aussi qu’Ali et ses oncles ne
m’ont pas encore envoyé la dîme de l’année.
– Que veux-tu, son mari m’a vu le premier et il
m’a invité à passer la nuit, dit le fils aîné qui semblait
n’avoir pas entendu la doléance de la vieille.
– Tu pars demain, alors ?
– À l’aube, fit le fils aîné dans un souffle.
Apres le départ de Salem, la vieille ferma la porte
du dehors et revint s’asseoir près du petit-fils.
Puis lentement se mit à chanter.
je pleure et je pleure encor
dit le chameau
je pleure et je pleure encor
sur ma vie
douleurs et souffrances
dit le chameau
je pleure et je clopine
avec les larmes baignant mes joues
eux disent
les soldats sont de passage
ils s’exercent
jeux et discipline
je pleure O rage
on me fit marcher
sur des chemins de traverse
le dos surchargé
portes poutres et ferrailles
je pleure affligé
à la seule vue du colon
de ses bâtisses
eux disent
du matériel en réserve
portes poutres et ferrailles